Entretien avec Émilie Monnet

Votre parcours artistique est intrinsèquement lié à votre parcours d’activiste pour les droits autochtones. Pourriez-vous nous en dire plus ? 

Je suis arrivée au théâtre vers mes 30 ans, après avoir travaillé dans la justice sociale, auprès d’associations pour des femmes autochtones et dernièrement dans une communauté mohawk, qui réside à Kahnawake, juste à côté de Montréal. J’étais responsable des relations internationales de l’association. Nous créions des projets avec des femmes autochtones leaders à travers les Amériques. C’est un parcours qui m’a permis de devenir polyglotte, mais aussi de me réapproprier l’anishinaabemowin qui est la langue maternelle de mon grand-père. J’ai créé les Productions Onishka qui signifie « Réveille-toi » en 2011 et depuis, nous continuons à tisser des liens entre les peuples autochtones du monde entier pour honorer la diversité de ces cultures et leurs richesses. Pour moi, il s’agit de se mettre en relation avec le monde et de puiser dans des héritages pluriels, des pratiques, des savoirs, sans cloisonner les pratiques artistiques. Marguerite : le feu est ma deuxième pièce de théâtre.  

Marguerite Duplessis. C’est une histoire que vous avez découverte, une femme qui est devenue un modèle… 

Il y a une dizaine d’années, j’ai suivi une visite guidée de la compagnie L’Autre Montréal, qui relate les histoires les moins connues de la ville. J’ai alors découvert le récit de la vie de Marguerite Duplessis qui,  âgée d’une vingtaine d’années, se bat pour défendre sa liberté. J’ai été bouleversée par cette femme autochtone mise en esclavage et par ce pan de l’histoire du Québec quasiment occulté alors qu’il court sur près de deux cents ans. Marguerite Duplessis refuse de monter sur le bateau marchand qui doit l’emmener en Martinique, tente un procès, argumente qu’elle est née d’un père français et d’une mère autochtone libre. Même si elle perd et que nous perdons sa trace, nous pouvons imaginer qu’elle a bien été déportée. Son cas est très important dans l’histoire judiciaire de La Nouvelle-France. Elle est la première personne autochtone mise en esclavage à intenter des démarches judiciaires au sein d’un système colonial. Il faut savoir que tout le monde était propriétaire d’esclaves dans cette société du XVIIIe siècle, et Gilles Hocquart, l’intendant de l’époque, faisait partie des figures de proue de cette traite humaine. Marguerite Duplessis est une grande figure de l’activisme et de la résistance : considérée comme un objet par la loi, elle s’est saisie de ses droits pour devenir sujet et défendre sa liberté. 

De cette découverte à Marguerite : le feu, votre cheminement artistique a revêtu différents aspects. 

Oui, avant que je ne pense une forme théâtrale, nous avons enregistré une série de podcasts intitulée Marguerite : la traversée, en décembre 2021. Je savais qu’une démarche documentaire était nécessaire et que la recherche allait être vaste. J’ai senti le besoin de transmettre mes rencontres avec des juges, des survivantes du trafic sexuel, des historiens, des activistes. Dans la continuité, j’ai proposé un parcours sonore et performatif dans les lieux de mémoire du Vieux-Montréal, Marguerite : la pierre. Les façades de la ville m’ont servi à exhumer les traces du passé colonial, elles offraient une expérience physique aux visiteurs, s’incarnant dans leur mémoire et leur corps. Ces deux projets ou étapes nous ont offert de nous sentir libres et légitimes pour la proposition scénique. Nous n’avions pas besoin de tout expliquer et nous pouvions nous concentrer sur une matière plus viscérale : celle qui génère de la colère, de la profonde tristesse mais aussi le besoin de guérison. Comment devenir de bons ancêtres pour les générations futures ? 

Comment, en tant que metteuse en scène, avez-vous été mêlée à l’actualité du Québec ?  

En 2015, à la demande du collectif des commissaires autochtones du Canada, lors de l’exposition Performer l’archive, je me suis penchée artistiquement pour la première fois sur l’histoire de Marguerite Duplessis. Au même moment, le gouvernement conservateur du Canada était confronté à de nombreuses requêtes d’associations de femmes autochtones qui réclamaient la mise en place d’une enquête nationale sur la situation des femmes assassinées ou ayant disparu. Enquête que le gouvernement a refusée. Et c’est alors que le corps de Tina Fontaine (une jeune Anichinabée) a été retrouvé dans la rivière rouge à Winnipeg. La communauté s’est mobilisée pour réclamer justice. Nous nous sommes entendu dire qu’il s’agissait d’une affaire criminelle et non d’un problème systémique. Actualité ? Histoire ? La vie de Marguerite Duplessis, la vie de toutes ces femmes qui disparaissent encore aujourd’hui. Pourquoi ne pas recenser tous les cas de violence dans l’actualité ? Pourquoi occulter cette réalité et ses relations au passé ? La traite des femmes et des enfants autochtones, des afrodescendants, la traite des fourrures animales… Le rapport à l’économie est évident, le fait que certaines familles continuent à jouir de privilèges est vrai. Les répercussions d’hier à aujourd’hui, les ramifications esclavagistes, la sphère politico-économique, les propriétaires au XVIIIe siècle et leurs héritiers. Les liens sont, ou ne sont pas, inconscients, mais quand ils sont exhumés, ils sont de manière indéniable et flagrante bien présents. Cela m’a entraînée en Martinique, pour en savoir plus sur Marguerite Duplessis, les plantations où elle aurait pu être mise en esclavage… Mais au fur et à mesure, ma recherche s’est transformée. Je souhaitais comprendre comment son combat nourrit ce feu transmis aux générations suivantes et faire résonner les histoires de ces femmes autochtones et afrodescendantes. Elles sont les témoins et les passeuses d’une histoire de l’esclavage et de l’oppression différente. 

Comment le décririez-vous, ce « feu » ? 

Le feu est renouveau mais en même temps destruction. Comme la montagne Pelée, ce volcan en Martinique, il engloutit tout lorsqu’il se réveille. Il est ce grondement au centre de la terre. L’image du volcan a pris une place très importante dans la création du spectacle, car je souhaitais lier ces deux îles que sont La Martinique et Montréal. Ce magma, nous le retrouvons aussi sous la terre du Mont-Royal, la colline qui domine Montréal. À l’inverse de la montagne Pelée, il s’agit d’un volcan qui ne s’est jamais développé. Il devient par là même une métaphore des mémoires endormies, des histoires enfouies sous nos pieds. Marguerite a foulé le même sol que moi. En me questionnant sur l’accumulation de ces couches géologiques et historiques, j’observe aussi les transmissions psychiques qui sont à l’œuvre dans nos histoires. Nous avons beaucoup travaillé sur la réappropriation de l’archive. Comment faire vibrer à travers nos voix, nos corps, cette matière rébarbative que sont les textes de lois, écrits dans un français du XVIIIe siècle ? Comment faire exister une Marguerite chorale qui se décline sur différentes époques et qui incarne une pluralité de femmes forcées ? Je désirais faire se rencontrer toutes ces Marguerite pour en ressentir l’histoire commune. Ce fut une brèche chaleureuse pour y découvrir des liens de solidarité puissants, entre nous. Ce feu existe dans la communion de cette parole, dans la catharsis qui émane du plateau, dans l’autre histoire entendue. 

La scénographie convoque des éléments naturels. Est-ce une manière de guérir l’Histoire à plus grande échelle ?  

Le son est vraiment un élément de ma pratique auquel je porte beaucoup d’attention. Lorsque je commence une création, c’est le plus souvent de façon auditive, en entendant des voix. Mes investigations en Martinique ne m’ont pas permis de remonter jusqu’à Marguerite, mais il y a ce chant qui m’est revenu. Celui que nous portons à la fin. C’est comme s’il nous avait été envoyé par elle et cela rend l’hommage de ce spectacle encore plus authentique. Marguerite est cette présence invisible qui nous accompagne. Elle est personnifiée par le violon Apache et les effets de distorsion de Laura Ortman. Sa voix se manifeste à travers le vent, le grattement de la glace, les branches… Je voulais que l’on accède à elle à travers la perception de sons naturels. L’autre interprète, c’est le territoire qui est présent avec le plateau du théâtre sur lequel nous jouons. Sous le plancher de la scène, sous le béton, sous les fondations, il y a la terre. Sous cette terre, il y a ce volcan souterrain et toutes ces choses sont connectées entre elles. Je voulais que le territoire soit un personnage qui permette d’activer les espaces entre ces présences, ces esprits, ces personnes défuntes, nos ancêtres. Aujourd’hui, venir au Festival d’Avignon, sachant que les Français sont venus en Amérique du Nord et ont colonisé le Québec, bien avant les Anglais, n’est pas anodin pour moi. C'est aussi l’histoire du procès de Marguerite : ses requêtes sont toujours adressées au roi de France ! Je suis très curieuse et heureuse d’avoir cette discussion pour voir comment les choses résonnent ici.  

Et la suite ?  

En ce moment, il y a une refonte des cours d’histoire dans certains établissements universitaires et à cette occasion, une section sera dédiée à Marguerite Duplessis. J’observe donc que l’art a un véritable impact. Il va permettre à des étudiantes et des étudiants de comprendre les événements historiques autrement. Mais je ne peux me défaire de cette question : les gens sont-ils prêts à redonner ce qui a été pris ? Je pense que c’est une discussion à avoir à l’échelle mondiale. Quand nous sommes en mesure de reconnaître notre propre rôle d’oppresseur et de privilégié, quels sont les actes que nous pouvons poser pour réparer ? Dans la même perspective, je collabore, en ce moment, avec une artiste autochtone de l’Amazonie autour de cette question : comment être une bonne alliée, comment gérer sa responsabilité envers l’autre ? Je viens d’un pays dont les compagnies minières et pétrolières, canadiennes donc, vont « chez elle » pour détruire son territoire et mettre en danger sa famille. Comment puis-je prendre ma part de responsabilité dans ce processus. Observation ? Dénonciation ? Il s’agit alors de se connecter à une amitié universelle.  

Entretien réalisé par Marion Guilloux