Le spectacle Que ma joie demeure se déroule en pleine nature, en dehors des salles de théâtre et même au-delà des villes. Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a menée à ce choix ?
À l’origine de Que ma joie demeure, il y avait le désir de s’intéresser aux relations entre le dehors et ceux qui l’habitent : humains et non humains, visibles et invisibles. De porter une attention fine au monde vivant qui nous fonde et auquel nous sommes tissés. L’un des défis était donc que les paysages que nous allions traverser ne soient pas réduits à de simples décors. En ville, les espaces verts sont conçus par et pour les humains, ce sont souvent des lieux très aménagés et où les dynamiques propres au sauvage sont atrophiées. Et nous le sentons. L’animal que nous sommes le sait. Pour raconter Que ma joie demeure, je voulais traverser des friches, des prairies, des forêts. Ce qui arrive aux personnages ne peut d’ailleurs leur arriver qu’en pleine campagne : ils habitent un plateau de montagne, leurs fermes sont éloignées les unes des autres, ils ne forment même pas une communauté. Le roman raconte aussi cette solitude. Et les personnages de Jean Giono sont des paysans. Il était essentiel pour moi de ne pas en faire des stéréotypes de ce que serait un paysan au théâtre – comme on peut le voir chez Molière par exemple. Il fallait trouver un équilibre entre la volonté de rendre justice à leurs formes de vie tout en restituant ce qu’elles ont d’universel pour qu’elles puissent tous nous toucher. Et cela passe bizarrement par le fait que ce soit nous qui nous déplacions dans leurs lieux, et non l’inverse. C’est aussi, je crois, une attention que nous déplaçons. Le théâtre est toujours le lieu où l’humain se regarde lui-même, et nous en avons besoin. Mais ici, c’est comme si nous tentions cette expérience : au lieu de nous concentrer simplement sur nous-mêmes, entre humains, hors du reste (dans une boîte noire), nous nous regardons autrement, au sein de tout ce qui nous fonde, comme un vivant parmi d’autres vivants. Comme si le théâtre pouvait aussi être l’occasion de traverser de nouveau les milieux qui nous font vivre, peut-être avec un autre regard, une autre attention. Le paysage n’est plus alors un simple décor, il est habité par d’autres vivants, mille forces s’y expriment. Dans Le Chant du monde, Jean Giono écrit : « Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout. » Je me suis demandé si ce projet littéraire ne pouvait pas être un projet théâtral, si paradoxal soit-il, une expérience collective prenant la forme d’un trajet, d’un voyage qui commence à l’instant du départ : le dehors est à redécouvrir ensemble, au détour d’une histoire racontée par Jean Giono.
Que ma joie demeure a été publié en 1935. Avez-vous souhaité actualiser le propos du roman ?
Au fil des lieux de résidences et des répétitions, nous avons mené, Romain de Becdelièvre, les acteurs et moi, des entretiens avec des agriculteurs. Nous voulions en apprendre plus sur la production agricole aujourd’hui en France, sur les différents rapports au sol, à la terre et aux vivants qu’elle implique, enfin sur ces vies dont nous ne connaissions alors pas grand-chose, pour ensuite raconter l’histoire des personnages de Jean Giono. Cela correspondait aussi au désir de ne pas simplement poser le spectacle ici ou là, comme nous l’aurions emmené d’une salle de théâtre à l’autre, mais d’essayer de travailler à chaque fois en se tissant à un territoire. Nous avons ainsi accumulé une matière documentaire, en ne sachant pas très bien quelle en serait la finalité. Ces voix aujourd’hui sont assez peu présentes dans le spectacle Que ma joie demeure, mais ce processus de travail a transformé notre rapport au roman et notre manière de lui donner corps. Cette enquête a aussi donné naissance à d’autres formes, des hybrides, entre poèmes et documentaires, incluses dans un projet plus vaste, nommé Manger le soleil – formule que je dois à Baptiste Morizot. Par ailleurs, le contexte politique de Que ma joie demeure n’est pas anodin. La France dans les années 1930 est à l’aube d’une mécanisation de l’agriculture – vers une intensification de la production dont elle ne connaît pas encore le nom – et d’une désertification des campagnes. Ces enjeux sont aujourd’hui brûlants mais le découpage du spectre politique du début du XXe siècle ne permet pas complètement l’actualisation. Celle-ci se ferait au prix d’une perte de nuances dans les postures de certains personnages. Enfin, Jean Giono a une telle puissance littéraire, une telle langue, qu’il est difficile de la rompre, et d’y insérer des mots d’aujourd’hui, sa poésie s’impose. Le rythme et le style de Jean Giono sont presque infranchissables, dans leur densité, dans leur hermétisme aussi parfois.
Lorsqu’un « tableau » s’achève – c’est-à-dire un moment de théâtre, une scène –, les spectateurs sont invités à marcher pour rejoindre le lieu où se déroulera le suivant. Comment cette marche s’intègre-t-elle dans l’expérience théâtrale ?
La marche est une façon de sortir du décor. C’est une façon de ne pas se tenir simplement « face » au paysage comme nous nous tenons « face » à un tableau, même si nous jouons de ce type de regard, mais d’être conduits, entre chaque moment de théâtre, à passer « à l’intérieur », et finalement à réaliser que nous n’en sortons jamais, que nous restons tissés au milieu vivant qui nous entoure, que nous « en sommes ». Grâce à la marche, l’expérience collective et théâtrale n’est pas seulement esthétique et visuelle : quelque chose se joue dans les corps, se transforme peut-être chez chacun au cours de cette traversée. Il est important pour moi que le corps du spectateur soit en action, que nous ayons faim et soif, que nous sentions la fatigue, que tout cela fasse partie de l’expérience que nous sommes en train de vivre ensemble. Acteurs comme spectateurs. Ces temps de marche sont aussi des respirations qui permettent de prendre le temps de découvrir un texte dense. La rêverie solitaire est permise, les mots entendus se déposent en nous. J’aime l’idée d’un voyage vécu par les spectateurs et les acteurs, dans tous les aspects émotionnels, spirituels, et physiques que cela implique. C’est une autre façon de fabriquer une expérience théâtrale épique.
Comment avez-vous travaillé à cet état de cohabitation avec le vivant, cet état d’attention et d’écoute avec les acteurs du spectacle ?
En étant dehors ! Cet état de travail est une vraie source de joie, pour les acteurs, pour Romain, qui a accompagné la création, et pour moi. Travailler dehors, tous les jours, sous la neige, le soleil, le vent, dans les forêts, les champs, les friches, nous ramène à quelque chose de très enfantin. Il est question de partir à l’aventure, de sentir les espaces comme immenses et infinis même quand ils ne le sont pas. Pourtant, rien n’est confortable : nos corps évidemment sont soumis à rudes épreuves, au fil des saisons. Les voix des acteurs risquent toujours d’être perdues au milieu du reste de ce monde que nous cherchons à faire entendre et à faire voir. Mais la petitesse de leurs silhouettes au milieu de la nature, à la manière des dessins de Jean-Jacques Sempé, est une image qui me plaît. J’aime qu’ils n’aient pas toujours « le dessus ». Inversement, les acteurs ont besoin que leurs voix soient concrètement entendues du public, parfois de façon très large et puissante, tout en étant connectés à la délicatesse des choses vivantes et sensibles qu’ils décrivent (en eux et hors d’eux), et c’est un exercice difficile, qui ne tient parfois qu’à un fil. En réalité, il s’agit toujours de trouver une relation, (qui peut être discordante jusqu’à un certain point), entre les corps des acteurs, leurs voix, leurs énergies, et le lieu dans lequel nous nous trouvons à ce moment-là. C’est de cette relation, fragile, à réinventer dans chaque lieu, que naît la théâtralité des scènes. Mais nous ne sommes jamais sûrs de rien ! Le relief d’un sol nouveau peut tout d’un coup transformer complètement l’équilibre que nous avions trouvé sur une scène répétée ailleurs – c’est toujours à recommencer. Enfin, l’attention du spectateur ne peut pas être portée uniquement sur les acteurs et leurs mots, elle se « déporte » forcément sur ces autres présences qui habitent le monde que nous traversons, et l’expérience théâtrale, sa texture singulière, est faite de ces va-et-vient, de ce battement, et de son rythme propre.
Entretien réalisé par Lucie Madelaine