Entretien avec Christophe Raynaud de Lage

Depuis 2005, vous suivez toutes les éditions du Festival d’Avignon, dont vous êtes le photographe. Quelle est la spécificité de votre travail par rapport au spectacle vivant, aux artistes ? 

Christophe Raynaud de Lage : Mon travail est d’accompagner la vision du metteur en scène. Je ne cherche jamais à me substituer au spectacle mais plutôt à le restituer avec une certaine fidélité. Je suis le sens que l’artiste a voulu donner à son propos. D’une certaine manière, je pense apporter un regard de spectateur. Mais un regard multiple, car je diversifie les points de vue. La photographie de spectacle vivant est une alchimie délicate. C’est la rencontre d’un moment et d’une situation. Rien ne se répète. La photographie en conserve l’émotion et la fait vivre ou revivre aux spectateurs. Elle ne prétend pas suppléer l’objectivité de la captation du spectacle. Elle ne se substitue pas à la nécessité d’aller au spectacle. Chacune de mes images est un reflet de ce qui fut. Un instant arrêté parmi beaucoup d’autres. 

Comment photographier le Festival d’Avignon ? 

Avignon est un festival tout à fait particulier. La principale contrainte est la densité incroyable de propositions artistiques. La photographie de théâtre, c’est d’abord pour moi un rapport au sens mais aussi à l’espace. Les lieux, comme l’architecture du spectacle, sont extrêmement importants au Festival. La mémoire et le rapport à l’espace sont des notions présentes dans mon travail depuis mes débuts. Voilà pourquoi j’ai immédiatement pris en compte le Festival comme « un lieu ». Les lieux sont cruciaux car ils sont le point de rencontre spectacles-spectateurs. Le Festival d’Avignon, ce sont des lieux uniques. Ils sont inspirants pour tous, pour moi comme pour les artistes. Ils sont imprégnés d’une mémoire du spectacle vivant, mais pas seulement. Ce sont ces lieux qui finalement nous rassemblent et ce sont eux qui guident le spectateur tout au long de l’exposition. Pendant mes prises de vue, je peux aller dans les coulisses, être au plus près du spectacle, varier les angles et les hauteurs. Pour cela Avignon est incroyable : le Festival me donne la possibilité de me faufiler dans des tours, sur des terrasses de cloîtres, de côté, de derrière, de dessous… Je me sens libre. La photographie de théâtre, c’est aussi un rapport à la lumière et aux ombres. Sur un plateau, les éléments sont éclairés par des projecteurs mais bien souvent je préfère faire mon propre cheminement. Je trouve du plaisir à aller chercher des indices cachés dans l’ombre et à ne pas rester en surplomb de la partie visible du spectacle. J’y trouve des émotions qui font partie du processus de travail même si, au final, elles ne semblent pas être à vue au moment du spectacle. J’aime également les temps de concentration, quand les comédiens sont au bord de scène. Cela me permet également de parler du rapport très fort qui existe entre le Festival et son public. Une salle est dans ce sens dédiée à ces rencontres. C’est dans le rapport au public que certains des plus beaux instants de théâtre s’épanouissent. Je pense par exemple aux spectateurs recouverts d’un drap dans la Cour d’honneur du Palais des papes pour Inferno ou à ces comédiens jouant au milieu du public… Les photographies qui illustrent les multiples interactions entre la scène et les gradins sont souvent saisissantes d’intensité. 

Comment vos images prennent-elles en charge cette mémoire du Festival dont vous avez, en quelque sorte, la responsabilité ? 

Mes photographies s’offrent comme un fragment incisif d’une immense fresque vivante qu’est le Festival au fil des éditions. Elles sont des réminiscences de ce que nous vivons en tant que spectateurs au sein d’un moment d’émotion collective. D’habitude, cette mémoire est disséminée. Pour la première fois, cette exposition immersive rassemble et reconstruit cette mémoire que je récolte depuis 2005. Mais pour cette exposition, je ne souhaitais pas travailler à un accrochage conventionnel et centré sur un rapport chronologique et mémoriel. J’ai voulu une installation photographique, au sens d’une mise en scène aussi bien des images en elles-mêmes que du parcours du spectateur. En effet, comme pour le regard du photographe de spectacle que je suis, je revendique une subjectivité qui s’exprime notamment via une multiplicité de points de vue, une diversité des temporalités. Je joue des mêmes ressorts que ceux qui ont préexisté à la captation de ces images, soit les lumières, la scénographie et les décors, la voix, et les environnements sonores, les accessoires... J’utilise les outils de la dramaturgie théâtrale. Cette installation est une sorte de mise en abyme. 

Pouvons-nous parler de déambulation sensorielle ? 

Oui, le parti pris est celui-ci. Le parcours est avant tout sensoriel : il s’évalue comme une mémoire vive qui s’expose, un prétexte à la découverte, une incitation à se remémorer mais aussi, et surtout, il offre la possibilité de partager des impressions. Avec Laurent Gachet, le commissaire d’exposition qui m’accompagne, nous avons voulu que le public entre à l’intérieur des images et puisse les ressentir. Nous avons cherché à faire ressurgir ces moments vécus. Cette exposition a été élaborée à partir d’une succession d’actes qui rythment le parcours du spectateur et le conduit de chambre en chambre. La première agit comme un sas « à l'air libre » qui nous fait progressivement basculer du jour à la nuit. Depuis l'écrin minéral de la carrière de Boulbon, nous explorerons progressivement cette géographie du sensible, qui nous fait cheminer au détour des jardins, des gymnases, des églises et des cloîtres... 

Dans une autre le public. On y retrouve par exemple des projections d’images qui racontent la façon dont les metteurs en scène prennent en compte les spectateurs… Arrivent ensuite la Cour d’honneur, qui a une place à part dans l’exposition, et La FabricA. L’exposition se conclut par des images de coulisses, des histoires d’envers du décor. C’est, en creux, un second terrain de jeu, une formidable opportunité pour saisir d’autres instants de théâtre, parfois aussi intenses que ceux produits en scène. L’un des enjeux était de rendre cette exposition réellement immersive, en créant notamment des relais symboliques avec l’insertion d’éléments de décors, des sons, des mots, des objets, des costumes, posés en miroir des photographies qui les suggèrent ou les représentent. Cela correspond bien à ma manière de travailler. Quand je photographie, je fais appel à tous mes sens. 

Comment avez-vous choisi les images parmi toutes vos archives ? Est-ce que certains spectacles vous résistent et d’autres vous appellent ? 

Une édition, ce sont plus de soixante spectacles et des milliers d’images… Cette exposition, c’est aussi dix-huit ans de renouvellement, de nouveaux défis, de nouvelles émotions… J’ai essayé de retrouver cette excitation tout au long du parcours. Les difficultés techniques sont réelles et nombreuses mais cela fait partie du jeu ! Les spectacles les plus compliqués à photographier sont ceux qui me touchent le plus car ils m’imposent d’être exigeant avec moi-même. Mais, pour la sélection définitive des images qui seraient présentées, nous avions à cœur tout au long de ces discussions sur un choix, un cadrage, un instant, une juxtaposition nouvelle qui ferait sens, de participer pleinement à l'écriture d'un récit sensible du Festival d'Avignon. 

Entretien réalisé par Francis Cossu