Entretien avec Christoph Marthaler et Malte Ubenauf

Le titre de votre spectacle a deux significations. Un sommet renvoie aussi bien au point culminant d’une montagne qu’à une rencontre de première importance, un rendez-vous essentiel, du moins pour celles et ceux qui y participent…

Malte Ubenauf : Et en allemand, sommet se dit Gipfel, qui désigne également une viennoiserie, un croissant… Ces doubles sens nous intéressent beaucoup ! D’ailleurs le spectacle change de titre selon le pays où il est présenté, et dans toutes les langues ce titre a un sens multiple.

Christoph Marthaler : Sommet en français signifie en effet le haut d’une montagne et un temps, comme un lieu, de réunion entre plusieurs personnes sur toutes sortes de sujets. Des individus se retrouvent pour aborder des questions qui leur semblent de première importance. Certains sommets revêtent un sens important, d’autres semblent plus «  symboliques  » mais toujours avec l’idée que des décisions primordiales en découleront. Et c’est aussi en effet un aboutissement, une fin, après de grands efforts, être au top. Mais une fois arrivé en haut, que fait-on  ? On bascule dans autre chose, la philosophie, la poésie… ou la chute, ou simplement la descente. Le point de départ de ce spectacle est la proposition d’une production entre la Suisse (Vidy-Lausanne), l’Italie (Piccolo Teatro) et la France (MC93), avec des interprètes de différents pays européens parlant des langues différentes – le français, l’italien, l’allemand, l’autrichien et l’anglais (d’Écosse)  – et sans langue vraiment commune. Déjà sur le papier, avant toute répétition, ce projet était une rencontre au sommet, de part et d’autre des Alpes  ! 

Malte Ubenauf : Et en effet, au moment même où nous préparons ce spectacle, des sommets se déroulent en France, en Italie, en Suisse, dans d’autres pays d’Europe et du monde, sur les sujets les plus variés. Et dans le même temps, le contexte international bouscule ce qui unit l’Union européenne. Nous avons souhaité explorer ce type de situations, lorsque des personnes s’isolent pour des raisons qui ont l’air d’être décisives, ces rencontres, en haut d’une montagne par exemple, durant lesquelles des individus échangent sans toujours savoir si quelque chose de précis en ressortira  !

Partant d’une idée ou d’un mot, comment travaillez-vous pour créer une forme théâtrale  ? 

Christoph  Marthaler : C’est un processus de création fait en commun. Nous formons un ensemble, selon le mot utilisé dans les théâtres allemands. Mon travail avec le dramaturge Malte  Ubenauf, les comédiennes et les comédiens, s’inscrit dans un long compagnonnage. Mais bien sûr, des personnes nouvelles se joignent régulièrement à ce processus. Nous débutons la plupart du temps avec des chansons, puis nous explorons un corpus de textes, plus ou moins proches de ce qui anime le projet, et auquel chacun peut contribuer. Les textes sont lus sur le plateau, éprouvés, questionnés. La recherche vocale et musicale épouse le même mouvement. C’est un travail en constante évolution et Le Sommet n’échappe pas à la règle. Il s’agit d’essayer une séquence, puis de voir comment elle trouve sa place parmi les différentes parties travaillées, comment ça tient. À l’arrivée, c’est une sorte de composition, nous l’organisons, quitte à la redéfaire et la rythmer autrement. 

S’agit-il, pour ces individus qui atteignent ledit sommet, de « faire société » ? 

Malte  Ubenauf : La situation est très concrète : un petit groupe de personnes monte jusqu’en haut d’une montagne pour arriver à une maison, un chalet, on ne sait pas trop. Ils sont vêtus comme des alpinistes, d’un genre particulier peut-être, mais enfin, oui, ils semblent parés pour la montagne. Il ne s’agit pas de faire savoir pour quel sommet ces personnes se sont réunies, thématiquement ou géographiquement  : un refuge, une cabane, un chalet, un lieu secret, un abri… certainement en Europe, peut-être dans les Alpes  ? Peut-être qu’à la fin, nous n’en saurons pas plus. Les sommets ne sont pas toujours des réunions avec des résultats, non  ? Peut-être est-ce précisément la raison pour laquelle ils nous intéressent… En revanche, malgré l’écart des langues et les incompréhensions, ces personnes partagent quelque chose.  D’ailleurs, en allemand, si vous êtes très surpris ou en colère sur la manière dont des choses se déroulent, vous dites : « Ah, c’est le sommet ! » – comme on dirait en français «  Ah, c’est un comble ! » ou« Ah, c’est le bouquet  !  ». Christoph explore l’ironie d’une situation à travers des éléments concrets  : le concret d’un groupe sans langue commune qui se rassemble, celui d’une petite maison à la cime d’une montagne, ces réalités matérielles –  même s’il s’agit aussi d’une métaphore, certainement. 

Avez-vous le désir de créer à partir d’un décalage constant ? 

Christoph Marthaler : Les personnes présentes à ce sommet ont mené une ascension qui ne les a pas du tout rapprochés du ciel ni d’une quelconque idée du divin. Elles ne surplombent rien. Elles ont beau être tout là-haut, elles donnent l’impression d’être au ras du sol  ! Ce sont peut-être des politiques, peut-être des gens riches et puissants qui s’isolent, ou un groupe qui se réfugie loin d’un monde en grand désordre. Nous ne sommes jamais sûrs non plus qu’ils et elles se comprennent vraiment. Il s’agit peut-être moins de «  décaler  » que de faire coexister des situations différentes qui se complètent, et de ne pas ignorer les ambiguïtés. Cela invite à observer différemment des manières de vivre que l’on pourrait penser trop bien connaître.  

Malte Ubenauf : Dans un sommet, les rencontres supposent des passages d’un espace privé à un espace public, des apartés, des changements de lieux dans un même bâtiment, des va-et-vient de l’officiel au privé. Ces personnes peuvent partager leurs idées ou désirer ne pas le faire… Ici, peut-être sont-elles réunies pour prendre une décision grave  ? Ou parce que c’est le dernier point géographique où elles puissent survivre  ? Ou les deux  ? La présence de différentes nationalités met en abyme, sans doute, un questionnement sur l’Europe d’aujourd’hui… 

Vos six comédiennes et comédiens viennent effectivement de pays différents et parlent plusieurs langues. Ils se parlent les uns aux autres sans toujours se comprendre…  

Christoph Marthaler : Ils sont réunis dans cette petite maison et se retrouvent isolés. Cet isolement se produit de nos jours de plus en plus souvent, où que ce soit. Ces personnes échangent, se comprennent ou ne se comprennent pas. J’ai toujours joué avec les langues, avec le sens et l’absence de sens. Toutefois, j’ai le sentiment que la réalité a fini par me rattraper  : le monde d’aujourd’hui a multiplié les isolements. Il est tellement divisé que le sens a éclaté. Dans notre «  sommet  », je reconnais quelque chose d’une humanité qui devrait échanger mais n’y parvient plus. 

 

Propos recueillis par Marc Blanchet.