Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet immersif qui rend compte de l’expérience des femmes afghanes aujourd’hui ?
Caroline Gillet : En août 2021, j’ai commencé une correspondance avec Raha une jeune Afghane de vingt et un an vivant à Kaboul. Elle documentait son quotidien à travers des notes vocales qui ont d’abord donné lieu à un podcast puis à une série animée. C’est d’ailleurs pendant la création de la série que j’ai pu rencontrer Kubra Khademi. Ensemble, nous avons commencé à travailler sur cette installation immersive. Nous avions la volonté de faire vivre ce témoignage : il fallait faire partager intimement ce que traversent ces millions de femmes et de filles. C’était un défi car, tous les jours, nous évoluons dans un monde de l’image. Comment donner à ressentir ce qu’il se passe là-bas et également des images qui existent peu : l’intimité des femmes dans les foyers afghans ? Plutôt qu’un discours ou qu’un film, nous nous sommes concentrées sur l’idée de créer un espace sensoriel qui évoque la question de l’enfermement. Comment l’humain tente de s’y adapter ou d’y résister.
En quoi consiste cette immersion ?
Caroline Gillet : Concrètement, le public est livré à lui-même dans ce salon afghan. C’est un travail plastique total : la diffusion du son spatialisé, un jeu de lumières, de projections sur les murs font basculer les spectateurs dans une autre dimension. Personnellement, j’ai travaillé sur l’aspect sonore pour recréer l’atmosphère la plus réaliste possible. J’ai été rechercher dans les archives de sons, il y en a plus de trois cents, envoyés par Raha lorsqu’elle était à Kaboul, mais aussi grâce à une partie de sa famille. Quant à l’atmosphère de Kaboul, nous avons collaboré avec des amis encore sur place qui ont capté des sons de tous les jours. Nous avons aussi travaillé à recréer des chants et des ambiances, avec la complicité d’exilées afghanes, dans les studios de Radio France. Cette installation est aussi une nouvelle façon de se rencontrer, de se sentir proche, de recréer une proximité avec ces femmes et le pays. Mais c’est aussi une façon de partager un quotidien, cette oscillation entre résistance et optimisme alors que l’horreur s’installe jusqu’à contaminer le refuge le plus intime.
Pourquoi avoir choisi cette pièce comme lieu d’expérience et comment avez-vous procédé pour que cette immersion se transforme en prise de conscience pour le public ?
Kubra Khademi : Le salon est le centre névralgique de la vie sociale et intime afghane. Aujourd’hui, il est le dernier lieu de résistance en même temps qu’il est devenu une prison pour les femmes. Pour moi, il était important de rendre hommage à l’hospitalité traditionnelle, mais aussi à la résilience du peuple. Et cela passe par la reconstitution de l’intérieur dans lequel les femmes sont les figures principales. Au début de la séance, c’est une jeune femme qui accueille le spectateur, chacun se déchausse et s’assoit en face d’une assiette. Au centre de l’espace, j’ai voulu reproduire un chemin de table avec des mets traditionnels, des boissons, un décor généreux qui interroge le contexte de crise qui mine le pays. Le dispositif passe par une reconstitution à la fois visuelle et symbolique où les objets du quotidien revêtent une dimension philosophique. En plus des tapis et des tissus locaux, j’ai conçu des assiettes en céramique à partir de méthodes traditionnelles.
C’est un chemin de table qui mélange les codes du réalisme et fonctionne également comme un arc narratif. Il y a quarante places, soit quarante assiettes et sur chacune quelques mots. Quarante fragments retraçant des histoires de femmes afghanes, des histoires de résistance, d’école clandestine, mais aussi d’urgence et de pénurie. C’est une façon de parler de tragédie quotidienne, d’enfances rattrapées par des mariages forcés ou de cet espoir de voir la situation s’améliorer alors que tout se resserre autour d’elles. Les casseroles, les assiettes sont aussi là pour mettre en lumière la charge mentale dans un contexte de pénurie : comment nourrir sa famille, quand on n’a même pas le droit de sortir ? C’est avec ces questions très simples que l’on déclenche une prise de conscience. Toute cette expérience est là pour rappeler que la situation continue de s’aggraver en Afghanistan. Avec ce dispositif, nous souhaitons donner à entendre d’autres voix pour raconter cette histoire collective qui est aussi celle des artistes restés sur place. C’est pour soutenir leur résistance que j’ai proposé qu’une équipe de vidéastes anonymes réalise les images projetées dans l’installation. Ces images nous plongent de manière réaliste, mais aussi symbolique et onirique dans le quotidien des femmes afghanes.
Propos recueillis par Julie Ruocco en janvier 2025.