Entretien avec Caroline Barneaud et Stefan Kaegi

Paysages partagés n’est pas qu’un spectacle. Comment est née l’idée de ce projet ?  

Stefan Kaegi : Nous nous posions la question du théâtre en dehors de ses murs, de savoir ce que cela change et apporte à nos pratiques et ce que ces propositions apportent en retour aux territoires. Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus nombreux à nous soucier de la nature et du vivant, et aussi à nous en rapprocher. Et même si les artistes mènent une réflexion sur ce phénomène, ils continuent, le plus souvent, à s’exprimer dans des salles de spectacle ou des musées, où la nature est représentée et simulée. Nous souhaitions plutôt trouver un moyen d’être ensemble avec et dans la nature, avec toutes les difficultés que cela implique. Les contraintes liées à l’accessibilité, au temps, à l’imprévu...  

Caroline Barneaud : Le théâtre est un art souvent urbain et, en particulier, le théâtre public. Nous avons souhaité nous déplacer, emmener la communauté – public, artistes, techniciens… – et les outils du théâtre – l’attention, le temps… – au plus près du vivant. C’est un projet européen développé avec une dizaine d’artistes européens et qui va se reproduire dans sept territoires européens différents, en général dans des lieux hors des radars d’une certaine idée de la culture. À chaque fois, nous nous demandons comment le projet résonne dans le territoire choisi et inversement. Cela va créer un réseau non de théâtres de villes mais de périphéries vertes et rurales. 

L’écologie et le respect de l’environnement sont des thèmes incontournables dès que sont abordés les paysages naturels. Le Festival d’Avignon est d’ailleurs de plus en plus sensible à ces questions. Comment votre projet s’empare-t-il de ces problématiques ?  

S. K. : Les artistes du land art utilisaient le cadre et les matériaux parfois naturels – parfois moins – pour créer des œuvres in situ plus ou moins pérennes, soumises aux éléments, laissant des empreintes dans le paysage. Nous souhaitons que nos traces soient presque uniquement mémorielles : le souvenir d’avoir été ensemble et autrement à cet endroit. Le projet s’adapte ou se réadapte à chaque lieu, dans les différentes langues européennes, et va rencontrer différents types de terrains, de faune et de flore locales. C’est un véritable défi pour les artistes qui doivent collaborer et travailler avec les contraintes liées aux sites choisis. Mais c’est ce qui crée des dialogues passionnants et des scénographies qui joueront avec le terrain et les conditions atmosphériques, la lumière, la chaleur, le vent…     

C. B. : Dans le cahier des charges envoyé aux artistes, on leur propose de créer des pièces en plein air, dans un champ ou une forêt, qui peuvent se remonter avec des équipes locales artistiques et techniques. Les dispositifs doivent avoir une empreinte minimum sur l’environnement et le site lui-même, les infrastructures doivent être légères, mobiles et démontables, et doivent pouvoir cohabiter avec les autres usages du site. Ces limitations ont permis de se défaire de certaines habitudes ou de se concentrer sur ce qui est déjà là, mais aussi sur ce qui est vraiment important pour chaque projet, et de se montrer inventifs quant aux formats.  

S. K. : Le choix des lieux a aussi beaucoup à voir avec la question de l’écologie. Nous avons choisi des lieux publics, dans lesquels tout le monde peut se rendre. Promeneurs, coureurs, habitants, voisins et pas seulement… Des lieux utiles et utilisés. Nous ne voulions pas de lieux spectaculaires ou exceptionnels pour ne pas être invasifs et ne pas être en concurrence avec la beauté des sites.   

C. B. : Déplacer trois cents spectateurs et spectatrices dans un site protégé serait antinomique avec le projet. Nous sommes intéressés par des espaces entre ville et campagne, des zones où nous pouvons déjà parler de « nature » car il y a beaucoup de vert autour, mais qui sont très aménagées et fréquentées de manière agricole ou pour les loisirs, des zones de transition, des points de rencontre. Sorte de « périphérie verte » ou rurale. De plus, ces lieux périurbains sont souvent accessibles en transports publics ou vélo, ce qui était aussi un des critères de notre réflexion sur l’impact écologique du projet.    

S. K. : Idem pour la nourriture qui sera prévue sur le site, nous demandons aux partenaires de trouver des solutions locales et légères en matériel et installation. Tout comme le fait de réaliser ce projet en journée, pour ne pas avoir besoin d’un lourd dispositif d’éclairage, pour une consommation énergétique minimale et ne pas gêner les animaux nocturnes. Nous avons conscience de l’impact des spectateurs qui vont venir déambuler collectivement dans cet espace, et essayons de réduire les autres.   

Le paysage est une construction humaine, avec autant de visions qui le façonnent et le singularisent.   

S. K. : Oui, la notion de paysage s’est démultipliée, notamment aujourd’hui avec l’utilisation des images numériques. Nous regardons souvent les paysages à travers un écran. Ici, les spectateurs seront parfois couchés et regarderont à la verticale, bougeront dans l’espace dans des chorégraphies entre les arbres ou seront pris dans les éléments atmosphériques. Une perspective verticale, un mouvement ou un jeu avec les conditions climatiques invitent à (re-)découvrir des espaces que l’on croit connaître.   

C. B. : Notre façon de percevoir une forêt ou un horizon de montagne est encore largement marquée par la manière dont les peintres ou les autrices et auteurs, romantiques par exemple, les ont parcourus et décrits, c’est une construction culturelle. Mais c’est aussi une expérience sensible, corporelle, physique, immersive du monde. Insister sur la dimension de « partage », un même paysage partagé par plusieurs artistes, partagé avec d’autres spectateurs et spectatrices, avec d’autres usagers permet de déplacer ces manières de voir inscrites dans nos habitudes, de les multiplier, de les questionner, de les nuancer, de les expérimenter et de les déconstruire peut-être. Les situations et les contenus développés par chaque artiste créent différents niveaux de lecture et mettent en lumière des réalités moins visibles. 

S. K. : La durée de la traversée est aussi une notion très importante. Dans ce temps plus long et plus lent proposé dans Paysages partagés, et avec lequel les artistes composent, les spectatrices et spectateurs ont l’occasion de changer de perspectives, d’observer des détails ou des aspects invisibles à première vue. La durée nourrit la richesse et la profondeur de l’expérience.   

Tiago Rodrigues parle de « café lumineux pour l’Europe » dans sa vision du Festival d’Avignon. Un lieu de débats, creuset de cultures et de dialogues avec le monde. Projet résolument européen, comment Paysages partagés s’insère-t-il dans cette vision ?  

C. B. : Ce projet rassemble des artistes et des équipes d’institutions culturelles de différentes régions d’Europe. L’idée est de mettre en partage des idées, des expériences, des questions, de chercher des propositions à décliner dans chaque endroit, et en général de réfléchir ensemble. Mettre en commun au niveau international des questionnements sur la relation locale aux territoires et au public non urbains est très riche, autant pour les institutions et leurs équipes que pour les artistes. Apprendre les uns des autres et en faisant ensemble.  

S. K. : Le projet a aussi un aspect très « local ». En tant que voyageurs, nous connaissons moins les endroits de « nature » environnants, s’ils ne sont pas spectaculaires ou connus. Ce projet va mettre en lumière des lieux plus anonymes, plus ordinaires. Au gré des paysages, des langues, des équipes locales impliquées, le projet va aussi se transformer, se réinventer tout au long du chemin qu’il va parcourir en Europe. Nous sommes partenaires aussi bien avec des grandes ou moyennes institutions, qu’avec des plus petites : le festival Temporada Alta en Espagne, Tangente St. Pölten en Autriche, à Milan la structure de production Zona K et Piccolo Teatro, au Portugal Culturgest et Rota Clandestina, le Berliner Festspiele en Allemagne et Bunker en Slovénie.   

C. B. : Oui et les plus grandes apprennent beaucoup des plus petites au fil du projet… Il s’agit en effet beaucoup de s’adapter, ce qui va être un enjeu majeur dans l’avenir. Et puis il fait se rencontrer ces institutions culturelles européennes avec des acteurs locaux et des usagers du territoire : administrations locales, associations, agriculteurs, agricultrices, usagères et usagers, habitants et habitantes… qui s’organisent pour partager de manière vivante et éphémère le territoire… 

Entretien réalisé par Malika Baaziz