Les violences faites aux femmes. Quelle est la genèse de votre pièce au sujet aussi rude, intense et complexe à aborder ?
Cela fait de longues années que j’explore la question des violences, des violences sexuelles, des violences faites aux femmes. Elles étaient déjà des sujets transversaux à des pièces plus anciennes, notamment Mata-me de Prazer (Kill me with pleasure) en 2016, ou encore Lobo (Wolf) en 2015. Je me suis intéressée à des artistes féminines qui ont travaillé sur la problématique de la violence, et en ont elles-mêmes été victimes, comme dans Lobo où je traite du procès de la peintre italienne Artemisia Gentileschi, qui a vécu, très jeune, une agression sexuelle. Mais dans le triptyque Cadela Força, je souhaitais approcher ce sujet délicat par le prisme de l’art et de la pratique artistique de façon plus frontale. Si dans mes travaux précédents, le spectre de ces violences était présent, ici et aujourd’hui j’ose prononcer les mots clairement et j’entre, pour la première fois, dans le « vif ». C’est une exploration éminemment compliquée que j’ai commencée lors d’un master d’études à Amsterdam où, contrairement aux années antérieures, j’avais séparé le travail de dramaturgie réalisé avec ma compagnie et le travail de recherche et d’écriture plus solitaire. Puis la période du Covid m’a obligée à une certaine introspection et avec mes collaboratrices et collaborateurs, nous avons senti le besoin de ne jamais rompre notre lien et de continuer et la communication et le travail entre nous. Nous avons beaucoup partagé dans de nombreux allers-retours. C’était primordial pour moi de ne pas me retrouver seule face à ce sujet pieuvre. Mais curieusement, le résultat a été de prendre la décision d’occuper seule la scène durant les cinquante premières minutes de Cadela Força. C’est la partie que nous présentons au Festival d’Avignon et qui a pour titre A noiva e o Boa Noite Cinderela. Je prends le sujet à bras-le-corps dans un genre proche du théâtre-conférence. C’est très formel et c’est une posture qui me permet de questionner mon rôle à l’intérieur de mon travail. Bien entendu, j’ai toujours écrit et mis en scène mais « Que se passe-t-il quand je joue dans mes pièces ? ». Je souhaite désormais répondre à cette question.
Vous parlez d’un sujet pieuvre, pétri d’énigmes mais aussi de votre travail de recherche… Les deux se répondent. La question de la tentative autour d’un sujet infini, jamais clos, semble être au cœur de votre pratique.
Je suis dans l’exploration avec cette recherche sur toutes les violences faites aux femmes, physiques, sexuelles, psychologiques. C’est effectivement un questionnement ouvert et sans réponse. Il ne s’agit pas pour moi de livrer un rapport d’enquête ni de reproduire ou de rejouer ces violences, bien au contraire. Ce qui semble compliqué est d’être dans la confusion dès le début. Le sujet des violences, de l’acte au ressenti, comporte une part d’irrésolu dont il est impossible de parler. Pour beaucoup, si ce n’est pour tous, c’est une réelle énigme. La pièce ne va pas chercher à trouver un sens dans cette confusion, mais au contraire nous l’explorons et plongeons à l’intérieur. Pour être exhaustifs, et dans quelque chose d’universel et partagé, nous ajoutons des couches de significations, d’histoires et de symboles. La pièce s’ouvre avec le portrait de l’artiste performeuse Pippa Bacca et la présentation de son œuvre Brides on tour (2008). C’était une performance au long cours de deux artistes femmes qui traversaient l’Europe, d’Italie jusqu’en Israël, habillées de robes de mariée. C’était symboliquement opérer un « mariage entre les peuples rencontrés », soit une proposition tournée vers la paix avec comme but d’exposer les robes maculées de leur voyage dans une galerie à Jérusalem. Arrivée en Turquie, Pippa a été violée et tuée.
Parler des femmes et des femmes artistes est aussi un hommage à leur vie, à leur engagement et une manière de présenter l’art comme un risque.
En ouvrant ma pièce par son histoire, je ne fais pas seulement la narration de la violence que Pippa a subie mais aussi celle de son acte artistique, et de l’histoire de la performance en général. Aborder les violences de genre est un sujet épineux qui questionne toujours la féminité, la victimisation et la représentation du féminin. Souvent les contours en sont flous, et les questions soulevées restent en suspens. Si je ne m’imagine pas me lancer dans une performance telle que celle de Pippa Bacca, j’ai réalisé qu’il fallait moi-même me confronter à un acte performatif fort sur scène. Quelque chose qui ne soit plus tout à fait dans la sphère du théâtre et de l’imaginaire, mais quelque chose de bien concret, hyperréel, et qui joue avec les limites du risque. J’appelle cette proposition la « résurrection » d’une performance. C’est pourquoi j’avale une pilule du sommeil appelée au Brésil « Boa noite Cinderela ». C’est cette substance qui est utilisée dans les bars par les agresseurs sexuels. Ce geste est parfaitement contrôlé. Je suis suivie et très entourée, avant, pendant et après la scène. Le risque est beaucoup moins physique qu’il ne peut paraître et cet acte est loin d’être le centre du propos. Dans la notion de résurrection réside l’idée d’aborder « la vie après la vie », ce qui se dépose en nous après avoir vécu une situation. Ce pourraient être les résidus de notre mémoire. Il y a les archives et les textes collectés, bien entendu, mais surtout les souvenirs et les ressentis aussi bien collectifs qu’individuels et subjectifs… C’est pourquoi j’ai ressenti le besoin de faire l’expérience d’un geste performatif fort, à l’instar du travail de ces femmes artistes qui m’inspirent depuis toujours. La performance me permet d’aborder la violence sous un autre angle : je suis au centre et je questionne la rémanence de ma mémoire. Parce qu’il est important de préciser que les actes de violence et les traces de ces actes restent difficiles à appréhender, je me confronte à l’irrésolu et à cette zone grise. Je suis à la fois dans l’acte performatif qui appartient à un temps unique, à un temps propre, et dans l’endormissement, qui est une temporalité particulière, irreproductible et impalpable. Je suis là sans être là. À l’image de la mémoire qui se joue toujours un peu du réel et de la durée, et qui explore les frontières du trouble et de la subjectivité. Les imperfections de la mémoire ouvrent une faille dont se nourrit l’imagination. Je peux dès lors combler les manquements du réel par l’imaginaire, les imprécisions du souvenir par le fantasme. Et comme nous sommes au théâtre avant tout, je ne fais pas une enquête pour connaître la vérité. Au contraire, j’explore factuellement, humainement, sensoriellement. Le médium du théâtre est, à mon sens, le plus pertinent pour contenir ce genre d’histoires.
Vous parlez de risque. Quel type de risque évoquez-vous ?
Il s’agit de tenter la résurrection d’un souvenir personnel enfoui du fait de sa violence. Cadela Força cherche un langage pour aborder ces violences. Je ne suis pas à l’abri de l’échec. C’est toute la difficulté de ce genre de sujet. Que se passe-t-il après le viol ? Après le féminicide ? J’essaie d’explorer le fossé entre la vie et la mort, l’endormissement et la mort. Une fois la conférence-théâtre terminée, l’intervenante s’endort à sa table, et la pièce plonge dans une autre théâtralité. L’espace blanc minimaliste se transforme en chaos visuel, l’arrivée du collectif vient sortir la performeuse de sa solitude. Les corps occupent tout l’espace qui se transforme en matière informe, dans une accumulation d’objets, de significations, à la limite du cauchemar… La notion de risque n’est pas tant pour ma personne physique, car je suis accompagnée, que d’aborder ces sujets. Le risque émotionnel est fort. Par chance, au théâtre, l’humour peut côtoyer la noirceur et travailler les actions les plus sombres de l’humanité. C’est un risque aussi dans le sens où cette pièce ne résout pas les problèmes, n’apporte pas de réponses, mais au contraire une confusion. Elle soulève tout juste le voile d’une immense énigme. Métaphoriquement, nous tentons de remuer des paroles tabous et rebuts, nous fouillons dans les ordures accumulées sous notre nez. Le groupe, le collectif, vient soutenir mes manquements, les défaillances de ma mémoire puisque je me suis absentée momentanément grâce à mon sommeil artificiel. L’histoire peut continuer à être vécue sans que je ne sois tout à fait là. Il s’agit de parler différemment de ce dont on parlait déjà dans la première partie, de manière plus chorégraphique, comme un trip dans ma tête. À la manière des différents cercles de L’Enfer de Dante Alighieri. Que se passe-t-il lorsque la mémoire fait faillite, et que les contours de la mémoire deviennent flous ? La scénographie devient désordre, l’approche sensorielle, les chronologies mêlées. Futur et passé se rejoignent, à l’instar d’un traumatisme. Je ne saurai jamais. restent mes sensations et quelques perceptions.
Entretien réalisé par Moïra Dalant