Entretien avec Bouchra Ouizguen

Votre travail singulier de chorégraphe se situe à la frontière entre danse traditionnelle et contemporaine. Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? 

C’est dans la multiplicité de l’être que mon parcours s’est fait et poursuit son cours, s’enracinant dans une mouvance, un peu à l’image d’un nomade. Avignon marque une nouvelle étape dans ce voyage : un temps qui va nourrir mon travail de chorégraphe et, au-delà, un temps de vie. Je viens y écouter des histoires et conter la mienne. D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai eu de cesse de me faufiler hors de la maison pour aller jouer dans les ruelles alentour : tordre les frontières, les enjamber, voire les ignorer pour laisser la place au rêve, à l’espoir qu’autre chose puisse advenir. Les spectacles ont toujours été là, sous mes yeux, dans mon village : il y avait des artistes, des chanteurs, des danseuses, des conteuses… C’était déjà une véritable école du regard où l’on pouvait voir, le temps d’un soir et d’une célébration, le boucher ou une voisine dont ce n’était pas le métier se transformer en danseurs incroyables. Pourquoi séparer l’ancestral et le moderne quand tous deux se nourrissent réciproquement ? Les couches, les strates, les multiples, le durable et l’éphémère, voilà de quoi est fait mon parcours. Ce sont les gestes, les traces et leur disparition qui m’intéressent. 


They always come back, nouvelle création pour le Festival d’Avignon, s’inscrit dans l’espace public, sur la place du palais des Papes. Quelle a été votre démarche ? 

Pour cette première collaboration avec le Festival d’Avignon, j’ai souhaité venir seule à la rencontre de nouvelles personnes pour tenter un geste dans l’espace public, créer pour et avec un groupe que je ne connais pas, me laisser et nous laisser traverser par ce qui semble au premier abord étranger, accompagner des êtres qui ne se connaissent pas pour les amener à faire groupe et à s’enrichir à travers cette rencontre en laissant place au sensible et à l’indicible. Le spectacle n’est pas une fin en soi : ce sont leurs tentatives, leurs traversées personnelles et collectives qui m’émeuvent. 


Le spectacle partage avec Corbeaux – que vous avez créé en 2014 – son caractère participatif…
 

Corbeaux avait cette particularité de se transmettre à d’autres à partir d’un noyau d’artistes avec qui je travaillais depuis de nombreuses années. L’intensité physique de la pièce était en soi excluante, d’autant plus dans le temps de préparation imparti, toujours limité. They always come back accueille les participants sans prérequis physique, d’âge ou de pratique artistique. Il s’agit d’accepter nos fragilités et notre pudeur tout comme nos envolées. C’est à partir d’elles que l’on construit : on apprend à s’écouter, à se soutenir et à intégrer le plus petit geste de l’autre avec générosité. Faire, pratiquer, se lancer, regarder, se laisser surprendre, écouter sans se juger. Ce qui m’intéresse et que je trouve beau chez chacun d’entre eux, c’est toute la richesse, un espace possible qui s’ouvre dans leurs gestes et ce que chacun, par sa singularité, peut finalement nous apprendre, nous donner à voir. Les moments en dehors du travail, autour d’un café par exemple, sont un délice de découvertes, quand on a le privilège d’écouter leurs histoires. 

 
Quelles thématiques abordez-vous avec cette troupe de danseurs amateurs ? 

Le travail consiste à inviter ce groupe – qui n’était pas constitué – à créer du lien et à laisser la place au sensible, chacun avec sa beauté, ses fragilités, son être. J’aimerais citer un poème du XVIe siècle de Muzaffar Ali que Frédéric, l’un des participants, m’a proposé dès le deuxième jour de travail, et qui fait directement écho à l’une des pistes que j’avais imaginées, à laquelle j’avais rêvé avant même de les rencontrer : 

 Elle est si proche, ton âme, de la mienne, que ce dont tu rêves, je le sais 
Tel le songe qui coule à travers les cœurs, ne vois-tu pas que je me répands à travers les cœurs ?  
Tout ce que tu peux penser, je le sais, ton cœur est si proche du mien ! 
J’ai encore des images bien proches, approche-toi davantage et évoque mon image. » 


Imaginer un spectacle hors les murs impose des contraintes différentes de la scène. Comment prenez-vous en charge ces contraintes ? 

Ces contraintes, il s’agit de les transformer en possibles, voire en cadeaux. Composer avec ce lieu, espace public par excellence, où l’on peut, ne serait-ce qu’un instant, apporter des histoires à conter et à danser. L’architecture, le ciel, le sol, le bruit, les murs, l’histoire participent avec nous et en dehors de nous à ce que l’on y dessine comme geste. Réunir en ce lieu ceux qui ont décidé de venir nous voir mais aussi le passant qui regarde le temps qu’il souhaite, debout, assis, à distance ou à proximité de nous, libre de rester ou de continuer sa route à tout moment.
 

Propos recueillis par Vanessa Asse en février 2025