Entretien avec Boris Charmatz

Avec trois projets et un certain nombre de rendez-vous publics, vous êtes l’artiste complice de cette 78e édition. Comment avez-vous choisi les spectacles présentés ? Quel a été le fil rouge de cette « complicité » ?

J’ai beaucoup dialogué avec Tiago Rodrigues sur la présence du Tanztheater Wuppertal au Festival d’Avignon, cinquante ans après sa création et quatorze après la disparition de Pina Bausch, sa mythique fondatrice. Faire venir cette compagnie – dont je suis directeur depuis 2022 – n’est pas anodin ! Très vite, nous avons décidé de créer des espaces de rencontres et de débat plus vastes, qui ne soient pas uniquement orientés vers mon travail ou celui de Pina Bausch. Il s’agit plutôt d’échanger autour de thèmes qui traversent les pièces présentées au regard de la philosophie du Festival d’Avignon : un Festival qui interroge nos fondamentaux dans une perspective d’avenir. D’une certaine manière, c’est ce que propose ce programme. Avec Forever, créé à partir de Café Müller, je me demande comment amener une pièce majeure du répertoire contemporain vers le futur. Liberté Cathédrale, ma première création pour le Tanztheater Wuppertal, représente plutôt le présent de la compagnie. CERCLES, qui n’est pas une pièce mais plutôt un espace ouvert de recherche, me permet d’interroger ce que pourrait être le futur de la compagnie. Dans ces trois pièces, passé, présent et futur se mêlent. En quelque sorte, ce programme est un jeu avec le temps.

Pour beaucoup, les mots liberté et cathédrale sont antinomiques ! Le titre donne l’impression que la pièce est tendue entre promesse et danger. Dans quelles circonstances avez-vous conçu cette pièce – votre première création pour le Tanztheater Wuppertal ?

C’est un titre lourd de sens que j’assume totalement ! Il rappelle, par exemple, que pendant des siècles la danse a été un péché. Si mes envies pour cette pièce ont précédé mon arrivée au Tanztheater Wuppertal, son titre porte la marque d’un cheminement complexe dans le nouvel environnement de création qui m’était offert. Quand je suis arrivé à Wuppertal, la compagnie vivait depuis 14 ans une sorte de deuil impossible. À sa manière, il pourrait exprimer ce puissant besoin d’ouvrir les portes d’une cathédrale sur le monde tout autant que mon envie de sortir la compagnie de ses espaces de création habituels, et notamment du mythique cinéma aménagé en studio par Pina Bausch dans lequel nous avons la chance de toujours travailler.

Vous avez répété et créé cette pièce dans un lieu consacré, l’église de Mariendom, à Neviges. Qu’êtes-vous allé chercher dans cette église ?

J’aime les lieux compliqués ! L’église en est un pour de nombreuses raisons. On songe notamment aux pédocriminels qu’elle a abrités et qu’elle abrite encore... Étant d’ascendance juive, travaillant en Allemagne, d’une certaine manière, je suis peut-être venu trouver le lieu adéquat pour remuer certains traumatismes. Mais l’église est aussi un lieu d’accueil où beaucoup viennent se recueillir, méditer ou se soigner. Un lieu également dédié à la recherche de l’amour. Un lieu où nous pouvons aller pour nous poser des questions. C’est un lieu qui permet de sortir de son corps, de l’excéder. Cela répondait également à un désir profond de chorégraphier au son de l’orgue et des cloches. Ces sons d’églises excèdent littéralement l’Église. Ils résonnent avec l’architecture et portent des messages de mariage, de deuil, de danger à travers la cité. Ils traversent les corps et les espaces, créant une forme de perméabilité. Ils s’excèdent eux-mêmes, permettant une liberté cathédrale !

Aujourd’hui, vous proposez au public de la voir en plein air. Comment faites-vous ce grand écart ?

J’ai déjà vécu cette sensation quand j’ai créé enfant dans la Cour d’honneur du Palais des papes pour la 65e édition du Festival d’Avignon, en 2011. Au début, il me paraissait impossible de la jouer ailleurs. Finalement, le spectacle a eu une vie extraordinaire. Liberté Cathédrale se déplace, se transforme. Néanmoins nous emmenons toujours quelque chose de cette église avec nous. Conçu par l’architecte allemand Gottfried Böhm et inauguré en 1968, ce monument est un exemple remarquable du style brutaliste, caractérisé par ses formes géométriques directes et son utilisation du béton. Bien qu’il s’agisse d’une église de pèlerinage, elle est souvent occupée. Il était donc impossible de la privatiser. Mais, grâce à l’abbé Thomas Diradourian qui a profondément compris la nature du projet, nous avons pu l’habiter. Je dois dire que nous étions tous certains de vouloir passer du temps là, malgré le froid et la dureté de son sol rugueux. Comme aucun pilier ne supporte le bâtiment, l’espace liturgique est à la fois immense et très particulier. Contrairement aux églises que je connaissais, l’autel n’occupe pas le centre de l’espace, lui-même très horizontal. D’une certaine manière, cet espace est assez proche d’une place publique ou d’un stade. C’est un lieu-agora dans lequel nous avons eu toute la liberté d’imaginer notre assemblée chorégraphique. Nous avons passé des semaines dans cette église, à répéter à la vue de tous, sous les yeux des habitants, des pèlerins et des touristes. Qu’importe maintenant le lieu où nous la jouons, la pièce porte en elle les traces de ce temps et de cette architecture et de cette perméabilité qui fait qu’elle s’adapte presque naturellement à des conditions très différentes de représentation.

Cette pièce a été construite autour de plusieurs axes. Quelles pourraient être les tonalités de chacune des cinq séquences qui la composent ?

« Opus » est construite sur le deuxième mouvement de l’opus 111 de Ludwig van Beethoven que les danseurs chantent intégralement et a cappella… Alors qu’il s’agit d’une sonate pour piano presque inchantable ! Dans cette partie que j’appelle chanté-bougé, ils étirent leurs souffles au maximum pour pouvoir continuer à bouger. C’est un moment presque existentiel. Dansée sur un mix de sons de cloches capturés dans des villes différentes, « Volée » met le corps en transe. C’est un mouvement assez chaotique, fait de rythmes complexes, qui porte des messages contradictoires éclatant les mouvements des danseurs et danseuses alors même que tous cherchent à rester ensemble. « Silence » fait clairement référence à ces moments de recueillement, de communion avec les voix que nous n’avons pas su entendre comme celles des victimes d’abus dans l’église dont nous avons lu des témoignages. Composé à partir du poème de John Donne, For Whom the Bell Tolls, ce passage est une sorte d’ouverture de la pièce à d’autres sources, plus profanes, comme la chanson de Peaches, Fuck the Pain Away. « Toucher », interprétée sur un déluge d’orgue orchestré par Phill Niblock, est essentiellement structurée sur le contact et la perméabilité des corps. Il a été inspiré par cette période de quarantaine que nous avons connue pendant la crise du Covid : une période qui a criminalisé les contacts et séparé les corps.

Cette création signe également la rencontre entre les danseuses et danseurs issus de votre compagnie, Terrain, et celles et ceux du Tanztheater Wuppertal. Au total, ce sont vingt-cinq interprètes qui sont sur scène. Vous aimez particulièrement travailler avec de grands groupes. Pourquoi ?

Probablement parce que cela me laisse plus de liberté pour écrire à partir de ce que chaque interprète propose ! C’est une pièce de groupe mais il n’y a jamais d’unisson. Tout se passe comme si chaque danseur ou danseuse s’inventait un parcours. Je trouve cela très intéressant à regarder. Cela donne plusieurs dimensions à la pièce que le public peut alors choisir de voir comme un ensemble qui respire, se disloque et se recompose ou en suivant les chemins proposés par certains interprètes, au fil de ce qu’il attrape. Cela a créé une aventure artistique et humaine très forte et je tiens particulièrement à remercier les danseurs et danseuses d’avoir embrassé ce projet avec autant d’enthousiasme malgré des conditions difficiles, d’avoir accepté de sortir de leur zone de confort. Toutes et tous m’ont fait un cadeau incroyable.

Entretien réalisé en janvier 2024