Avec trois projets et un certain nombre de rendez-vous publics, vous êtes l’artiste complice de cette 78e édition. Comment avez-vous choisi les spectacles présentés ? Quel a été le fil rouge de cette « complicité » ?
J’ai beaucoup dialogué avec Tiago Rodrigues sur la présence du Tanztheater Wuppertal au Festival d’Avignon, cinquante ans après sa création et quatorze après la disparition de Pina Bausch, sa mythique fondatrice. Faire venir cette compagnie – dont je suis directeur depuis 2022 – n’est pas anodin ! Très vite, nous avons décidé de créer des espaces de rencontres et de débat plus vastes, qui ne soient pas uniquement orientés sur mon travail ou celui de Pina Bausch. Il s’agit plutôt d’échanger autour de thèmes qui traversent les pièces présentées au regard de la philosophie du Festival d’Avignon : un Festival qui interroge nos fondamentaux dans une perspective d’avenir. D’une certaine manière, c’est ce que propose ce programme. Avec Forever, créé à partir de Café Müller, je me demande comment amener une pièce majeure du répertoire contemporain vers le futur. Liberté Cathédrale, ma première création pour le Tanztheater Wuppertal, représente plutôt le présent de la compagnie. CERCLES, qui n’est pas une pièce mais plutôt un espace ouvert de recherche, me permet d’interroger ce que pourrait être le futur de la compagnie. Dans ces trois pièces, passé, présent et futur se mêlent. En quelque sorte, ce programme est un jeu avec le temps.
Vous ne remontez pas Café Müller, qui est certainement la pièce la plus emblématique de Pina Bausch : vous vous en emparez pour la transformer en une installation chorégraphique, un laboratoire vivant. Pouvez-vous revenir sur la genèse de Forever ?
Lorsque j’ai été nommé à la tête du Tanztheater Wuppertal, la compagnie avait inscrit Café Müller à son programme 2023. Le remontage devait se faire sans moi, sous l’égide d’Héléna Pikon et de Barbara Kaufmann, avec une toute nouvelle distribution car personne dans l’actuelle compagnie ne l’avait encore dansée. Mais j’y ai finalement participé. J’ai d’abord commencé par assister aux répétitions dans la mythique salle de cinéma que Pina Bausch a aménagée en studio et que nous utilisons toujours. Il y règne une ambiance très particulière. J’ai adoré être là à regarder et à observer les danseurs et danseuses s’approprier la danse. Cela m’a donné l’impression d’être au plus près d’elle. J’ai alors perçu une étroite corrélation entre les mouvements répétés de la fameuse porte à tambour qui trône en fond de scène et ceux des interprètes qui répétaient inlassablement les mouvements, les enchaînements. Pour moi, il y avait un sens à explorer, un sens d’autant plus profond que la pièce elle-même semble n’avoir ni vraiment de début, ni vraiment de fin : quand elle commence sur scène, la danse donne l’impression d’avoir commencé hors champ. Sa fin n’est pas classique, elle ne marque pas la fin d’une histoire. D’un certain point de vue, elle donne l’impression de pouvoir se répéter à l’infini ! Symboliquement, c’est ce que nous essayons de faire avec la compagnie. Nous tentons de la danser à nouveau alors même que ni Pina, ni Malou Airaudo, ni Dominique Mercy ne sont là pour nous accompagner. On pourrait penser que cela est presque impossible, surtout en l’absence de notation, ou à partir de simples captations, et pourtant nous la dansons. Nous essayons de la danser pour toujours et à jamais. En voyant ces répétitions, j’ai eu l’impression qu’il y avait quelque chose à faire à partir de cette idée d’un Café Müller qui ne s’arrêterait jamais. Cela pose des questions essentielles – d’un point de vue chorégraphique – sur l’activation de la mémoire, sur la lecture d’une œuvre recontextualisée, sur ce que pourrait être l’essence fondamentale d’une pièce. Pour Forever, je me suis souvenu que la pièce a connu des versions différentes, dont une jouée sans décors, notamment à Hambourg ou à Nancy. Je suis parti de cette version nue, ne conservant que les tables et les chaises. J’imagine en quelque sorte une version studio, sans les costumes ni la lumière d’origine. L’ensemble, d’une durée d’environ sept heures, donne la possibilité au public d’assister chaque jour à une série de représentations de l’œuvre, interprétées par plusieurs distributions, dont certaines comprendront des danseurs et danseuses ayant une longue expérience avec Pina Bausch, comme Nazareth Panadero ou Jean Laurent Sasportes qui nous font l’honneur d’être présents spécialement pour le Festival d’Avignon. À l’image de la disposition des sièges qui permet aux spectateurs de changer de perspective tout au long de l’événement, les représentations successives sont pensées comme autant de variations : certaines abandonnent les costumes d’origine, d’autres jouent sur le mélange des âges. Des moments d’adresse au public sont également intégrés, notamment grâce à la lecture de textes qui parlent de la pièce. Il y a aussi des séquences plus intimes au cours desquelles des interprètes historiques conjuguent leur mémoire au présent en improvisant ou en traversant l’espace. J’ai aussi invité Julien Ferranti, qui danse dans Liberté Cathédrale, à chanter a cappella les arias de Purcell qui figurent dans la pièce. J’ai laissé une large place au silence. Les éclairages ont été pensés pour créer une atmosphère immersive, tandis que la proximité avec les danseurs en pleine action offre une expérience intense et intimiste – l’objectif étant de plonger les spectateurs dans une sorte d’atelier imaginaire de l’artiste. La performance entière dure sept heures, mais nous recommandons aux spectateurs de rester deux heures pour saisir l’essence du projet et se forger une mémoire de la pièce originale à partir des émotions qu’elle nous transmet aujourd’hui.
Parlez-nous des interprètes qui composent quatre distributions différentes. Comment les avez-vous choisis ?
La distribution est un peu à l’image du projet : elle multiplie les points de vue. Parmi les danseurs et danseuses, certains et certaines sont déjà membres de la compagnie en tant qu’artistes invités ou membres permanents. D’autres l’ont rejointe récemment. Il n’y a pas de hiérarchie entre les différentes distributions ; pas de premier, deuxième, ou troisième choix. Il ne s’agit pas de savoir qui peut danser comme Pina Bausch, Dominique Mercy ou Nazareth Panadero. Cette quête de ressemblance ne m’intéresse pas. Pour trouver chaque distribution, j’ai plutôt cherché à voir comment les rapprocher. Il ne faut pas oublier que Café Müller est une pièce sur le désir, sur l’échec du désir, construite à partir de couples qui se font et se défont, se cherchent ; d’hommes et de femmes qui se rencontrent ou échouent à se trouver. C’est d’autant plus aigu que le rôle créé par Pina Bausch se danse les yeux fermés. Elle se dirige donc autrement, guidée par ses émotions, par son désir. Cela crée une sorte de tension propre à la pièce qui m’a toujours fasciné et que j’ai essayé de conserver le plus possible.
Vous vous plongez dans une pièce que vous n’avez pas créée, dirigez une compagnie que vous n’avez pas fondée... Comment avez-vous abordé ce qui pour beaucoup apparaît comme un véritable défi ?
Comme une chance ! Ce projet m’a permis de prendre le pouls de la compagnie et en même temps de lui apporter un regard nouveau. Il m’a aussi donné le temps de réfléchir à ce que pourrait être son futur entre création et répertoire. Mais je sens une connexion étroite avec ce que j’ai fait jusqu’à présent. J’ai aussi eu la chance de danser dans Le Faune de Nijinsky, des pièces d’Isadora Duncan qui m’ont été transmises par Élisabeth Schwartz, d’improviser avec Steve Paxton. Quand je dansais pour Odile Duboc, je travaillais également mes propres pièces. Je sais donc ce qu’est en train de vivre la compagnie aujourd’hui. Les danseurs et danseuses et danseurs ont besoin d’être vus, regardés, de se sentir soutenus. Et c’est ce que j’essaye de faire. Je crois que c’est pour cela qu’on m’a appelé : pour fixer sans figer, laisser vivre la mémoire de Pina Bausch, raviver des émotions, mais aussi en créer d’autres.
Entretien réalisé en janvier 2024