Entretien avec Bashar Murkus et Khulood Basel

YES DADDY raconte deux solitudes qui se rencontrent. Quelle a été la genèse de ce projet ? 

Notre point de départ a été de nous demander ce qui se passerait si une personne habitait le passé d’une autre, si elle revisitait sa mémoire et la façon dont elle raconte sa propre histoire. Il s’agissait pour nous d’un sujet important, d’une question à creuser et à poser au public. En général, nous traversons des créations longues, parfois individuellement, parfois en groupe, c’est une manière de travailler qui nous paraît saine. Le processus peut se modifier selon les projets. Pour ce spectacle, certains textes ont pu être écrits au milieu des répétitions avec les dramaturges et les acteurs, pour aller plus loin dans la compréhension du sujet. Nous interrogeons les situations d’un point de vue politique et philosophique, d’une certaine façon le spectacle questionne l’humanité, l’histoire et l’avenir. 

Cette réflexion sur la réécriture du passé par un autre influence-t-elle la forme ? 

Tout s’écrit et se réécrit sans cesse dans YES DADDY, ce que vous découvrez dans une scène peut se déjouer dans la suivante, comme des strates de sens et des lectures qui se juxtaposent les unes aux autres. Cela permet de créer une réciprocité entre réalité et possibilité, de questionner le vrai du faux. D’un instant à l’autre, des situations contraires se succèdent qui semblent se supprimer l’une et l’autre. Qu'est-ce qui fait vérité ? Cette non-résolution permet d’ouvrir des questions sur la véracité des situations et le ressenti profond, sur la façon dont on fait face à des traumatismes de l’enfance, par exemple. La pièce donne la sensation qu’à chaque moment, nous avons accès à la vérité totale mais elle disparaît l’instant d’après lorsqu’une nouvelle situation émerge. Nous nous sommes demandé comment raconter la vérité dans toute sa complexité. Quelle histoire est la plus vraie ? Nous avons décidé de ne pas répondre mais simplement de poser cette question, puisque ce n’est pas la vérité de la situation qui importe mais la vérité de ce qui a été vécu et ressenti. Dans la relation entre ces deux personnages, toutes les stratégies sont mises en place pour ne pas se sentir ou rester seul. 

Penser la vérité au théâtre ne relève-t-il pas d’une ambition quasiment métaphysique puisque rien n’est vrai dans le théâtre ? 

En effet, tout réside dans une posture et dans une convention qui s’établissent entre les acteurs et le public. L’une des choses les plus fortes de YES DADDY, c’est la présence physique de cet acteur plus âgé et de ce jeune acteur, ensemble devant nous. Parce que la seule vérité que nous connaissons, c’est ce que nous voyons, en tout cas durant le temps de la représentation. Tout se joue dans le moment présent. Nous assistons à une histoire de rencontre et d’intimité entre ces deux corps. La part du visuel que nous confions à cette création est fondamentale, nous regardons, mais nous ne voyons pas toujours tout. Quoi que vivent les deux acteurs ensemble, et donc les personnages, tout se déroule comme derrière une porte fermée, dans la sphère privée, comme si personne d’autre qu’eux ne le savait. Nous jouons sur ce trouble. Évidemment, en réalité les choses se créent progressivement sous nos yeux. Tant l’intimité des personnages et des acteurs que le huis clos scénographique. La première scène peut se lire comme une scène d’exposition dans laquelle le jeune acteur accueille le public. Il dit : « Bonjour, je suis très heureux que vous soyez là. » Et à la fin de l’ouverture, il dit que cette maison ressemble à n’importe quelle autre maison. Personne ne peut voir ce qui se passe à l'intérieur. Il dit qu’il va tenter d’oublier qu’il est regardé, qu’il y a des témoins à proximité de la scène. C’est comme briser le quatrième mur pour tout de suite le reconstruire. Nous voulons nous amuser de cette tension. YES DADDY revisite les contours du contrat entre le public et la scène, en questionnant la tentative de créer du vrai, c’est-à-dire un espace d’intimité véritable. 

Faut-il croire que nous sommes les voyeurs du huis-clos qui se joue sur scène, invités à regarder par un trou de serrure ? 

Pour jouer sur ce trouble dans l’intimité, nous avons réfléchi à ce que la maison évoquait pour nous : les murs qui cachent ce qui s’y joue, ce lieu de l’intimité de la famille et de nos solitudes. La scénographie est évolutive, elle suit la transformation de la relation entre les deux hommes qui peu à peu découvrent combien ils ont besoin l’un de l’autre. Plus la confiance entre les deux se renforce, plus la maison prend forme. C’est une scénographie qui construit un foyer certes émotionnel, mais avec des murs réels et les petits détails qui disent la véracité de la vie domestique. Chaque scène redéfinit la notion de maison, jusqu’à certaines situations qui sont quasiment secrètes et se jouent en hors-champ, puisque les murs de l’intimité couvrent le regard et empêchent de voir. La conception de la lumière accompagne cette évolution de la maison et de l’intime, ainsi que les sons qui émergent des actions des personnages, depuis l’intérieur de la maison : une porte qui claque, une machine à laver que l’on met en route. Nous entendons la respiration de cette maison, tout ce qui se passe au sein de ses murs. Seulement deux chansons émergent de l’extérieur de l’espace de jeu pour accompagner ce qui se joue à l’intérieur, dont celle d’Abdel Halim Hafez, Ana Lak Ala Tol, qui a une histoire émotionnelle forte dans la culture arabe : tout le monde la connaît ! Elle agit comme un leitmotiv et fait en quelque sorte l’effet d’une madeleine de Proust.   

 

Propos recueillis par Moïra Dalant en février 2025