Les spectacles de votre compagnie, Baro d’evel, sont à la croisée du cirque, dont vous venez, de la danse, du chant et de la performance. Vous transformez le plateau à vue, dans un grand mouvement de destruction et construction qui vous rapproche également des arts plastiques…
Blaï Mateu Trias : Notre travail artistique renvoie à la cuisine, à la matière. Nos spectacles se fondent dans un tout. Il n’y a pas un seul axe.
Camille Decourtye : Il faut tout mettre en œuvre pour que chaque spectateur sente qu’il fait partie de ce qui va avoir lieu. C’est le sens même du spectacle vivant ! Pour cela, nous recherchons un endroit de création assez subtil, qui existe dès l’accueil du public. Il s’agit d’un voyage que nous expérimentons lors des créations.
Votre nom d’origine était Baro d’evel Cirk. À l’origine compagnie circassienne, vous êtes passés de la rue au chapiteau puis au plateau. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Camille Decourtye : Nous avons dès le début refusé de nous justifier par la question d’un message, ce qui est souvent demandé par des gens qui ne font pas de spectacles… La manière dont des plasticiens, les peintres notamment, parlent de leur travail a été une vraie source d’enseignement. Dans leurs propos se tient une bonne part de notre démarche, de nos obsessions. Fidèles à cette manière de voir le travail artistique, nous avons creusé nos langages. Notre premier matériau, c’est le corps. Nous partons de lui pour aller vers la musique, la voix, les animaux. Il y a une forme de dramaturgie qui apparaît plus clairement dès lors que l’on prend de la distance : c’est elle qui nous permet d’avancer spectacle après spectacle.
Blaï Mateu Trias : Nos spectacles sont en constante évolution. Nous les comprenons quand nous les arrêtons. Nous avons en effet commencé dans la rue, en réalisant beaucoup d’acrobaties, en cherchant, en essayant. Quant à la notion de cirque, il n’est pas aisé pour nous d’en parler concrètement. Comme pour le théâtre ou la danse ! Une chose est sûre : nous avons commencé jeunes et sommes passés par tous les états du spectacle vivant. Ce n’était pas institutionnel au début même si maintenant nous jouons généralement dans des salles. Dès notre formation à l’École nationale du cirque, nous n’étions pas dans un art réfléchi, mais le clown et l’humour étaient déjà là.
Camille Decourtye : Nos spectacles sont inséparables d’un rapport au corps, d’un engagement physique. Nous venons d’un monde, le cirque, où chacun est responsable de son matériel, où il s’agit de penser à l’accueil du public, au montage des chapiteaux, au chargement, à l’itinérance. Il y a une forme de responsabilisation et de conscience du tout. Ces conditions ont forgé le monde de Baro d’evel. Cette manière de créer et de vivre creuse le sillon de ce que nous faisons.
Comment élaborez-vous vos spectacles, remplis de surprises visuelles, sonores et performatives ?
Camille Decourtye : Nous partons de nos intuitions et procédons à partir de nombreuses improvisations, ce qui représente de longues journées de travail ! Nous cherchons à « faire tableau » pour que la trace des corps s’incarne dans l’espace et prenne une dimension presque sacrée. À chaque représentation, et ce de manière toujours différente, nous ouvrons un canal plus grand que nous. Il s’agit de se connecter à ce qui nous dépasse, au grand tout, au vivant. Notre travail avec les animaux sur le plateau comme notre rapport au clown nous aident à porter ce désir. Nous nous inscrivons également dans des collaborations avec des personnes de tous horizons qui apportent des choses très fortes. Nous évitons l’évidence, le « de fait », le « nous sommes des acrobates donc nous allons faire des acrobaties ».
Blaï Mateu Trias : Nous nous bousculons dans nos espaces pour que le jeu jaillisse. Cet engagement face à l’espace nous caractérise. Il naît de ce rapport physique des uns avec les autres.
Le titre Qui som? dit le désir d’une communauté. Travaillez-vous dans un esprit de troupe ?
Camille Decourtye : L’endroit de la création devient ténu aujourd’hui. Le malaise est important, bien qu’en France ce soit à la fois fragile et exceptionnel. Qui som? pose une question centrale : Qui voulons-nous devenir ? De l’univers noir et blanc, ou en nuances de gris, du précédent diptyque composé de Là et Falaise, nous sommes passés à douze artistes sur le plateau, avec des enfants de la compagnie ou invités. Nous avons longuement travaillé sur la plasticité de la pièce, à travers la céramique, sèche, crue ou cuite, le surgissement de la couleur et le détournement de nombreux objets.
Blaï Mateu Trias : Nous poursuivons dans ce spectacle ce même désir de nous positionner dans ce que nous faisons. C’est dans ces imperfections, ces irrégularités, ces singularités, ces métamorphoses, que nous trouvons notre lieu de jeu et de création, avec cette forte dimension plastique. Pour accroître cette communauté sur le plateau, nous lançons des invitations à des artistes de toutes sortes, réalisons ensemble des ateliers, des feux de cuisson, ou voyageons pour nous rencontrer, afin que les personnes retenues à nos côtés le soient à partir de vraies affinités et aussi parce qu’un spectacle comme Qui som? signifie être en tournée pendant plusieurs années. Choisir la couleur, c’est montrer l’importance d’une énergie, et par là même le sens que nous voulons donner aux choses. Ce qui importe, ce sont les points de bascule dans un spectacle. Le spectacle vivant que nous aimons se situe là. Il propose de ressortir grandis de quelque chose qui vient de l’inattendu, du visible comme de l’immatériel.
Qui som? essaie d’ouvrir des chemins dans un monde opaque. N’est-il pas en ce sens un spectacle profondément critique ou, plus encore, politique ?
Camille Decourtye : Nous nous demandons à notre manière si le monde à venir est déjà en nous, si quelque chose se construit déjà dans nos manières d’être. Nous pensons que nous avons tous une puissance d’agir. Aujourd’hui, dans un monde désincarné, chacun peut s’acheter de la sensation avec du virtuel. Comme s’il s’agissait de s’offrir de l’émotion sur le dos du capitalisme. Quand il faut vraiment agir, il n’est plus question d’acheter. Plutôt d’avoir du courage, de se regarder en face. Nous sommes persuadés que nous pouvons vivre notre besoin de joie, de désir, de rire, de légèreté et d’intelligence par cette forme d’action. Seule une telle recherche peut nous permettre de sortir d’une adolescence idiote de l’humanité. Convoquer une troupe a ainsi du sens. Ne pas perdre le comment, l’attention à l’autre : notre travail part de là. Nous sommes des strates de mémoire, conscients d’une infime partie de ce qui nous constitue. Travailler sur la fatigue, la voix, le corps, aide à percevoir la présence d’une autre vie, d’autres vies…
Cette pensée de l’immatériel ou de l’invisible qui vous porte témoigne de la profonde poésie que vous créez sur le plateau…
Camille Decourtye : Qui som?, comme le projet général de Baro d’evel, se pose à l’endroit de l’imaginaire. La poésie est première : elle structure nos vies et nos corps. Il en va de même pour nos rêves. Nous n’essayons pas de nous positionner. Nous ne cherchons pas à raconter une histoire linéaire. Comment s’accrocher à du sens quand nos vies sont des chaos en perpétuel mouvement, qui s’improvisent chaque jour ?
Blaï Mateu Trias : Ces notions d’imperfection et de doute sur scène viennent également de ce que nous représentons, Camille et moi, la rencontre de la France et de la Catalogne. Cette rencontre se double d’une autre, avec nos collaborateurs, c’est-à-dire avec d’autres personnalités, d’autres histoires, puisque nous créons à partir de nos vies comme de tous nos possibles. Nous essayons de sublimer ce que nous essayons d’être, tout simplement. Nous ne sommes ni des puristes ni des solistes. Nous sommes des touche-à-tout.
Camille Decourtye : Le théâtre doit être une maison ouverte.
Entretien réalisé par Marc Blanchet en février 2024