Quel a été le point de départ de votre projet ? Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller interviewer ces jeunes qui s’engagent, à travers le monde ?
En 2011, la journaliste, réalisatrice, et productrice de radio Caroline Gillet et moi avons voulu réaliser une émission radiophonique sur la jeunesse entre l’Algérie et la France. Nous sommes arrivées sur place au moment du « Printemps arabe » et ce projet a dû être repensé. Nous avons décidé de nous concentrer sur la jeunesse algérienne, de tendre le micro à celles et ceux qui s’engageaient d’une manière ou d’une autre, qui faisaient bouger les lignes au cœur de leur quotidien. Alger, nouvelle génération – diffusé sur France Inter en 2011 – a vu le jour et nous a permis d’initier ces séries documentaires mêlant rencontres et amitiés à travers le monde. Cinq autres séries d’une dizaine d’heures chacune ont suivi, pour France Inter et France Culture. Il s’agissait de suivre les personnes que nous interrogions chez elles et eux, de rencontrer leurs familles, de scénariser la série en épisodes. Nous sommes ensuite parties à Istanbul, Beyrouth, Sarajevo. À chaque fois, nous cherchions des espaces où des communautés différentes devaient vivre côte à côte. Grâce au travail de montage, nous créions des ponts entre les villes. Des débuts d’échange « virtuels » se sont mis en place et, de façon intuitive, nous avons pensé qu’il était important que ces jeunes se rencontrent, qu’ils et elles se parlent « en vrai ». J’ai ensuite eu la chance de voyager seule à Gaza, à Téhéran, à Moscou, pour poser des questions dans des chambres ou des salons, je voulais que ces frontières, difficiles à traverser, ne soient plus un obstacle à leur rencontre. C’est ainsi que les Radio Live ont débuté : pour provoquer des rencontres qui n’auraient pas pu ou pas dû avoir lieu, entre des gens qui ne se ressemblent pas, ne sont pas d’accord sur tout mais peuvent construire des choses ensemble et partager des moments importants de leur vie.
Comment la forme théâtrale s’est-elle imposée ?
Cela répondait à un besoin de réunir les personnes interrogées au même endroit, au même moment, face à un public. Nous voulions mêler différents médiums – dessins en direct, musique live, archives – pour que leurs paroles soient vivantes et documentées. Les images vidéo que nous projetons dialoguent avec leurs témoignages et rendent compte du temps passé ensemble, de l’intimité qui s’est créée au fil des années. On met nos vies en commun depuis plus de dix ans : c’est un équilibre entre d’anciennes amitiés et de nouvelles rencontres. C’est ça qui rend le collectif vivant. Rien de ce que l’on dit sur scène n’est écrit à l’avance et c’est dans cette écoute collective que le spectacle avance soir après soir, en restant mouvant et inattendu. On résume souvent le dispositif par : « quelqu’un te parle ». C’est aussi simple – et difficile – que cela. La scène est un espace préservé où l’on peut dire des choses qu’on n’aurait pas dites à la radio. Il y a les présents et les absents que l’on fait exister : le père de Hala tué par le régime syrien, la grand-mère de Yannick tuée pendant le génocide contre les Tutsis au Rwanda et beaucoup d’autres. Ça ne rendra pas justice, ça ne réparera rien mais il n’y a pas d’oubli. En octobre 2023, Amir Hassan, à l’époque bloqué dans la guerre à Gaza, m’avait écrit sous les bombes : « Je fais mon devoir d’adulte de ne pas tomber dans la haine. » C’est une question qui sous-tend tous les récits qui se déploient sur le plateau et nous savons qu’aucune réponse n’est simple ni définitive.
À l’occasion du Festival d’Avignon, vous créez un triptyque traversé par les questions de réconciliations qui se poursuivra par trois autres chapitres au Théâtre de Chaillot en 2026. Comment s’est construit ce triptyque : Vivantes, Nos vies à venir et Réuni-es ?
Pour ces nouveaux volets, nous reprenons un procédé que nous avons expérimenté pour Vivantes – le premier chapitre présenté lors du Festival – à savoir que les « personnages principaux » de ces récits viennent sur le terrain avec nous pour enquêter. Au cœur de chaque spectacle, il y a un voyage fait en commun : à Sarajevo, à Beyrouth et enfin à Kigali. Pour Vivantes, nous sommes parties avec Oksana qui est ukrainienne, Hala qui est syrienne et Inès, chez la mère de cette dernière à Mostar en Bosnie-Herzégovine. Ce qui m’intéressait, c’était que les questions ne viennent plus uniquement de moi, mais se partagent entre nous quatre. Lorsque Oksana et Hala posent des questions à la mère d’Inès en parlant de leur propre expérience de la guerre, ses réponses prennent une autre dimension. Ces discussions esquissent une histoire collective : les trois mères des filles depuis la Syrie, la Bosnie et l’Ukraine ont aussi tissé un dialogue, présent sur l’écran. Emma Prat, la musicienne, s’est imprégnée des chants sur place. Par le travail de montage, nous donnons à voir la superposition du temps, des années et des territoires que nous avons traversés ensemble.
Quelles ont été les différentes étapes de vos voyages pour les nouveaux chapitres de cette création ? Et quelles rencontres avez-vous faites en chemin ?
Nous avions prévu de nous rendre à Alger. Malheureusement, la situation diplomatique avec l’Algérie est trop difficile à l’heure actuelle : on ajuste sans cesse selon l’actualité et les vies des uns et des autres. Sur scène, à travers le triptyque, il y a huit récits : six concernent des amies et amis de longue date venant de Gaza, Kiev, Sarajevo, Kigali, Lattaquié, Damas, et deux, de nouvelles rencontres, à Hermel au Liban et à Avignon. Nous sommes partis au Liban questionner la reconstruction de la région, parler des vies que l’on n’a pas encore pour lesquelles on se bat, d’éducation. Nous sommes partis à Kigali nous questionner sur la justice mise en place après le génocide, la réconciliation vue par la nouvelle génération, le rôle de l’art dans la mémoire. Dans le dernier chapitre, nous rencontrons Sihame, qui est née en France, a grandi à Avignon, et dont les parents sont d’origine marocaine. C’est encore un autre contexte de réconciliation, son histoire nous permet de naviguer entre le centre et la périphérie d’Avignon. Rien qu’à l’échelle d’une ville, on observe que les frontières sont déjà nombreuses. Il s’agit, au sein d’une famille, de réconcilier les identités multiples. Malgré la distance entre chacun de ces récits, il est toujours stupéfiant de voir comment les histoires s’imbriquent entre elles, comment elles résonnent.
Propos recueillis par Marion Guilloux en mars 2025