Entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker

Vous venez cette année au Festival d’Avignon avec deux spectacles, Création 2023, à La FabricA, et En Atendant, présenté en 2010 et repris dans son lieu de création : le cloître des Célestins. Ces œuvres, avec des sources musicales et des références différentes, ont en commun d’interroger notre rapport à la marche. Parlons d’En Atendant 

En Atendant est la première partie indépendante d’un dyptique qui comprend également Cesena, créée l’année suivante en 2011 dans la Cour d’honneur du Palais des papes. Leur point commun est la musique des polyphonies du XIVe siècle, l’Ars Subtilior, interprétée par les musiciens de l’ensemble Cour et Cœur, sous la direction de Bart Coen. Alors que Cesena se déroulait de la nuit au lever du soleil, En Atendant avait lieu dans le cloître des Célestins à la tombée de la nuit. Cette pièce a grandement participé au renouvellement de mon écriture chorégraphique. C’est un travail esthétique et écologique, qui tente de « maximiser le minimum » au cœur d’une lumière naturelle. En somme, pas d’« emballage cadeau ». Il s’agissait, et il s’agit toujours, d’aller du côté de la présence des arbres, les deux platanes du cloître des Célestins, de l’architecture « close » du lieu, dans sa dimension historique, même si la représentation se fait sous le toit du ciel. Ce désir de travailler dans un espace chargé de pierres, de terres et de feuilles, s’est fait avec la collaboration de deux artistes pour ce dyptique : Ann Veronica Janssens (Cesena) et Michel François (En Atendant). 

En Atendant est de ce fait une pièce de patrimoine, reprise dans un lieu qui l’est également… 

En Atendant s’est écrit avec une génération de danseurs qui ont porté, et portent encore aujourd’hui, avec souveraineté un projet chorégraphique, dans l’espace si caractéristique du cloître des Célestins, dont nous pouvons dire qu’il est à la fois fermé et ouvert. Ce spectacle a été joué ensuite dans des théâtres conventionnels, des black boxes. Je considère comme une véritable chance de reprendre cette pièce de « répertoire » de Rosas dans le lieu même où elle est née. Même s’il existe des captations, les œuvres en tant que telles disparaissent inévitablement. La reprendre correspond, en plus d’un nouveau partage, à une seconde vie de cette chorégraphie.  

L’Ars Subtilior est né en pleine période de la peste noire avec ses millions de morts. Il n’existait alors aucune explication scientifique. Les décès demeuraient inexplicables. Comment avez-vous exploré cette musique ? 

L’Ars Subtilior est souvent regardé comme une musique intellectuelle, à cause de la richesse de ses strates d’écriture, de ses différentes vitesses, ses différents discours. Autant de langages superposés pour une musique conçue dans une période de turbulences avec une pandémie, la peste noire, et l’effondrement des piliers sociaux, politiques et religieux de la société médiévale. Pour cette pièce, nous nous sommes plongés dans l’histoire d’Avignon au XIVe siècle, période d’un grand changement qui signe la fin d’un temps et le début d’un autre. Cette période de schismes est entrée littéralement dans cette musique, dont la découverte, me concernant, s’est avérée majeure. En Atendant est une œuvre avec beaucoup de silence, d’attentes, de mouvements qui pourraient être à l’antipode de la tranquillité. Nous avions le désir de pratiquer une écriture rigoureuse, proche de cette musique. Je l’ai explorée grâce au mouvement extrêmement simple de la mécanique humaine, la marche. La marche comme le début d’une danse possible, la marche comme la verticalité de la posture humaine, de la colonne vertébrale, la marche qui est celle de mon propre espace et mon propre temps à la jonction d’un axe vertical et d’un axe horizontal – qui peut être autant celui de la sociabilité et d’une possible narration.  

En Atendant s’ouvre sur des corps effondrés, touchés par la maladie, la mort, la douleur, puis ils se redressent, évoluent pas à pas en lien avec la musique…  

En Atendant, malgré son sujet, ses sources d’inspiration, peut être perçue comme une définition de la vie à travers la danse. La notion de mortalité à cette époque, et dans cette musique, était présente de façon cruellement concrète. Danser cette absence de vie n’est pas une contradiction dans les termes. Il s’agit de célébrer une humanité de façon mécanique, sensuelle, émotionnelle, sociale, spirituelle. En Atendant témoigne d’un formalisme d’une grande lisibilité et d’une grande complexité. Nous avons joint deux préceptes propres à l’écriture chorégraphique et à la compagnie depuis toujours : « My walking is my dancing » et « My talking is my dancing ». La respiration s’inscrit dans cette pièce comme une source de vie ; c’est un élément vital exploré dans toute sa physicalité. 

Véritable expérience sensible, jouant avec la lumière et sa disparition jusqu’à la nuit, En Atendant « résonne » aujourd’hui singulièrement à l’heure d’une nouvelle pandémie…   

Le point de départ est cette absence progressive de lumière, une entrée dans la nuit et l’absence de lumière, sans le moindre ajout d’éclairage artificiel. De même, il n’y a pas de décor. Le cloître des Célestins y suffit, avec son sol et ses deux platanes magnifiques ! Ma volonté, un choix conscient et stratégique, était d’explorer ce potentiel temporel dans un monde tourné vers la technologie où nous communiquons par écrans. La Covid a amplifié l’importance de ces technologies, puisqu’il était devenu impossible de partager l’espace, de respirer le même air. Je n’aime pas voir les choses en noir mais en 2010 nul n’aurait jamais imaginé cela. Au XIVe siècle, personne ne comprenait d’où venait la mort. La contamination par les rats était hors de pensée. Non seulement nous sommes dans une période de pandémie, mais En Atendant se lit autrement. Cette pièce peut se lire par l’importance de son environnement. L’expérience du spectateur était alors d’entendre les sons environnants, les chants d’oiseaux, l’harmonique de la ville. Avec une biodiversité qui va en s’amenuisant, de moins en moins d’oiseaux, demeurent toutefois ces ombres qui s’allongent avec la nuit. Et cette question, entre autres : qu’est-ce qui disparaît dans la lumière ou apparaît dans les ténèbres ?  

La musique d’En Atendant, qui date de l’époque de la peste noire au XIVe siècle, trouve un miroir aujourd’hui à la pandémie de la Covid-19. Création 2023 met en relation l’individu et le groupe, la solitude et la communauté. Quelle vision avez-vous du monde d’aujourd’hui ? 

Il y a un paradoxe contemporain que, peut-être, cette pièce En Atendant raconte malgré elle : notre obsession de nous protéger de la nature fait que nos corps se sont éloignés de ses mouvements. Nous sommes à la fois savants et fragiles. Nous vivons aujourd’hui au sein d’une démographie exceptionnelle de dix milliards de personnes. Arrivés à ce stade de l’histoire de l’humanité, la question peut être : sommes-nous, oui ou non, sur le Titanic ? Cette idée d’être au cœur d’un vortex, d’une tempête, interroge et nous interroge dans notre rapport à la nature. Nous observons cette situation partout, bien que selon les pays et les cultures, le degré de vie aussi, à des niveaux très différents les uns des autres. S’agit-il de garder espoir ? J’entends parler beaucoup de la fin du monde ou de fin d’un monde. Et en effet, nous « espérons l’espoir ». Hope the hope ! Il existe une limite à la terre, comme une limite à la croissance démographique et à ce système capitaliste qui colonise le futur. Est-ce à dire, me concernant, que les chorégraphies de Rosas sont une célébration de la vie ? Toutes ces questions nous traversent, et me traversent. L’apparition de la pandémie, auparavant du réchauffement climatique, a créé un monde fort différent de celui de mes premières années de création. Inutile de dire : après nous, le déluge. Il a déjà commencé. Il atteint tout le monde, bien qu’une partie du monde en souffre davantage. Je pourrais dire : faisons un pari sur la beauté. Néanmoins, en tant qu’artiste européenne, je vis en quelque sorte, par nos créations artistiques et leurs représentations, dans un monde parallèle ; je n’hésite pas à le dire, à l’admettre. En même temps, face à la présence de la technologie, l’intelligence artificielle, la robotisation…, c’est également un monde parallèle qui apparaît sous mes yeux. Il témoigne d’une consommation extrême, d’une dépendance sociétale et politique que nous avons choisie. Nous continuons à la choisir, la pratiquer. Nombre d’entre nous sommes dans une situation de luxe et de privilège en grande partie révoltante. Nous nous faisons juges alors que la plupart en subissent les effets immédiats. Faut-il, en considérant pareil déluge, revenir en arrière pour le futur ? Réduire nos moyens ? Faut-il se retirer ? Je me pose ces questions. Ne cesse d’exister ce champ d’incertitude entre mon propre corps, mes proches et le monde autour. 

Entretien réalisé par Marc Blanchet