Entretien avec Amrita Hepi

Rinse est un spectacle qui questionne les débuts et les recommencements, est-ce le texte qui a prévalu sur l’écriture du mouvement, ou inversement ? 

J’ai créé Rinse en 2020 dans le cadre d’un concours pour le Keir Choreographic Award – d’abord dans une version plus courte que j’ai voulu assez vite étoffer. Nous sommes en tournée depuis 2022. Rinse est la première pièce que j’ai conçue en tant que chorégraphe et qui convie de la dramaturgie textuelle aussi bien que gestuelle, d’importances égales. Nous l’avons pensée à deux, la dramaturge et metteuse en scène Mish Grigor et moi, en cherchant à être les plus précises possible sur les sujets évoqués, s’agissant parfois d’événements historiques spécifiques. Les deux langages se complètent en permanence, le corps prenant le relais de ce que le texte ne dit pas, le texte répondant aux sursauts du corps. Au début, je ne pensais pas parler autant. Nous avons rapidement senti que cette parole était nécessaire. Nous avons trouvé un rythme qui rend les deux indissociables, s’accompagnant ou se contredisant. Rinse raconte un recommencement, une série de débuts qui se répondent. Le spectacle questionne un rapport au temps non linéaire mais fait de cycles. Il s’agissait de tisser des liens entre les idées qui émergeaient au fur et à mesure. 

Cette recherche sur le temps non linéaire permet de repenser la façon dont les cultures occidentales envisagent l’histoire et la chronologie. 

J’ai cherché à explorer un rapport au temps en contradiction avec le temps de l’histoire coloniale en Australie. J’interroge les débuts du pays tel que l’histoire occidentale le connaît. Cela m’a permis de réfléchir à la façon dont on fait récit, et tout ce qui gravite autour, du réel à l’imaginaire collectif. Il existe une histoire de la découverte du territoire australien en 1788, mais il y a aussi cet autre récit qui raconte comment l’Australie serait la plus ancienne culture vivante au monde. Est-ce qu’un lieu doit être défini en tant que pays pour exister, qu’en est-il de tout ce qui précède ? Dans la pensée indigène, il existe un principe de cycles, un rapport au temps qui n’est pas seulement défini par le fuseau horaire occidental de Greenwich. 

Je me suis demandé comment donner corps à cette pensée du temps et de la chronologie. La danse et la performance sont des médiums particulièrement privilégiés pour ce genre de tentative. En approfondissant cette recherche qui tourne autour des grands récits occidentaux, je me suis trouvée devant un dilemme, celui du besoin d’authenticité, qui consiste à retourner à nos origines, face à une histoire qui a beaucoup évolué, qui fait un peu partie de la fiction aujourd’hui.  

Je me suis plongée dans les archives, celle du corps tout d’abord, et sa manière de bouger, puis les archives socioculturelles de mon territoire. Par le prisme de la danse. Je suis issue, pour ma part, d’une famille ancrée dans plusieurs territoires autochtones, à la fois originaire du pays bundjalung dans la Nouvelle-Galles du Sud de l’Australie, où vivent toujours près de 800 groupes aborigènes différents. Mais aussi issue de la culture ngāpuhi (maorie) des Whangarei, dans la région Northland en Nouvelle-Zélande. Cette identité à deux versants, en plus de la culture coloniale, est finalement assez rare. C’est ce que j’ai cherché à traduire dans la recherche chorégraphique : cette multiplicité d’influences, aussi bien d’anciennes cultures que d’appropriations ou d’assimilations des cultures coloniales implantées par la diaspora anglaise et l’empire anglais aux XVIIIe et XIXe siècles.  


Votre travail chorégraphique inclut-il toutes ces histoires ?  

Il y a dans Rinse un mélange de danses traditionnelles, notamment le haka Maori, mais aussi des enseignements de Martha Graham et du postmodernisme, qui trouvent eux-mêmes leurs racines dans une longue ligne de pensées et de recherches occidentales sur la danse. Pour moi, la danse devient une manière d’envisager le langage, de l’enseigner, de s’interroger. C’est la raison pour laquelle j’ai inséré une danse haka dans la pièce. C’est une danse chantée rituelle maorie qui est principalement connue grâce à l’équipe de rugby néo-zélandaise All Black, mais qui se danse aussi bien dans les mariages qu’aux enterrements, ou quand n’importe quel événement important a lieu en Nouvelle-Zélande. C’est une danse autant culturelle que sociale, elle apparaît à différents moments de la vie, elle reflète aussi bien notre passé que notre présent, et elle a pu évoluer avec le temps. Originellement, elle avait pour fonction d’apprendre à chasser et à pêcher dans un environnement naturel ou sauvage, elle nous apprenait à différencier une terre sableuse d’une terre rocheuse, les particularités d’une eau douce face à une eau salée…  

Rinse raconte une traversée très personnelle de l’histoire de la danse et des territoires, à travers un paysage scénographique et sonore que les mots et les gestes habitent. 

Mon travail se situe souvent à la frontière des arts visuels, de la danse et du théâtre, j’aime travailler sur l’hybridité de genres. Dans Rinse, il y a cette idée que le texte nous fait traverser plusieurs espaces, il donne souvent un contexte. Nous avons conçu un espace assez minimaliste habité de modules dont la forme ou la fonction peuvent évoluer selon les imaginaires. L’espace peut commencer en lieu miroir qui raconte comment on tombe amoureux puis en désamour, et devenir un archipel d’îles sur lequel je trouve refuge. Je souhaitais une scénographie qui puisse être facilement modulable, et presque donner l’impression de grandir au fur et à mesure de la pièce. Tout en restant simple parce que le texte et le mouvement véhiculent déjà une multitude d’informations. À cela s’ajoute le travail musical de mon collaborateur de longue date, Daniel Jenatsch, qui est construit comme un paysage sonore du recommencement. 

Propos recueillis par Moïra Dalant en janvier 2025.