Entretien avec Ali Chahrour

Entretien avec Ali Chahrour

When I Saw the Sea s’inscrit dans une démarche politique, dénonçant le système kafala au Liban. Pouvez-vous revenir sur ce système d’exploitation proche de l’esclavagisme ?

Le système kafala régit les conditions de vie des travailleurs migrants, notamment les travailleurs domestiques, en les soumettant à un ensemble de règles. En résumé, ils et elles signent un contrat, qui les rend dépendants d’un « kafil », c’est-à-dire une personne responsable d’eux, souvent leur employeur. En réalité, ce système facilite une forme d’esclavagisme moderne. Le contrat leur interdit d’utiliser le téléphone, d’avoir des relations amoureuses ou amicales, d’avoir une vie sexuelle, d’avoir un jour de congé, et leur passeport leur est confisqué. Ce système ne dépend pas du ministère du Travail, il n’y a donc aucune protection des droits des travailleurs. La majorité de ces personnes sont des femmes venues au Liban pour tenter de subvenir aux besoins de leur famille dans leurs pays d’origine. Elles se retrouvent piégées dans des situations cauchemardesques de violence et d’oppression. Racisme, discrimination, abus violents, y compris viols et meurtres. Les crimes commis contre les travailleurs migrants font rarement l’'objet d’'une enquête ou d’'une sanction de la part d’un juge ou du gouvernement libanais. 

Comment est née l’idée de ce projet  ?

When I Saw the Sea est un projet que j’avais en tête depuis presque dix  ans. En septembre  2024, quand la guerre a éclaté au Liban, j’ai senti que c’était le moment pour le concrétiser car le conflit rend plus catastrophique encore ce système. Quand je vois une travailleuse migrante dans la rue, je me demande toujours ce qu’elle traverse. Sur un plan personnel, je me sens particulièrement concerné car mon frère, ma sœur et de nombreux membres de ma famille sont en Europe en tant que travailleurs immigrés. Comme ces femmes, ils et elles sont partis pour gagner de l’argent, survivre et soutenir notre famille au Liban. Je me demande ce que je ressentirais s’ils vivaient ce genre de situations. 

Sur scène, vous travaillez avec trois femmes qui ont fui ce système et qui portent le récit d’'une communauté entière.

La performance est basée sur leurs histoires et tous les matériaux que nous avons collectés. Ces trois femmes portent avec elles les voix de nombreuses autres. C’est un voyage à travers leur résistance. Avec elles, deux musiciens, originaires de Syrie et du Liban, jouent des chants dédiés à la mer et à la terre. Il y a des chansons arabes et éthiopiennes. Par la parole et par leurs chants, les femmes réclament justice. Pour elles, être en scène est une première : répétitions, préparation de la tournée à l’étranger… Tout est nouveau pour elles. Actuellement, l’une d’elles continue d’exercer comme femme de ménage au sein d’un foyer. Il s’agit pour nous d’organiser au mieux leur départ. Il était urgent que leurs voix soient entendues. Ces femmes sont si loin de chez elles. Leurs proches sont restés là-bas.

Comment êtes-vous entré en contact avec elles, alors que la guerre frappe le Liban depuis l’automne 2024  ?

En pleine guerre, de nombreuses travailleuses domestiques issues de pays comme la Sierra Leone, le Cameroun, le Sénégal et l’Éthiopie ont été abandonnées par leurs employeurs libanais à la suite de leur fuite vers l’Europe ou Dubaï. Ils les ont laissées en pleine rue, face à la mer, sur la corniche de Beyrouth, ou les ont enfermées dans la maison sans passeport, sans argent et sans nourriture. Certaines d’entre elles sont décédées lors de bombardements. Certains corps sont toujours dans les hôpitaux, en attente d’un don, d’être enterrés ou renvoyés auprès de leur famille. Nous ne savons pas grand-chose, nous n’entendons jamais les histoires de ces personnes. C’est pourquoi nous sommes allés à la rencontre des femmes, pour entendre leurs histoires, voir comment nous pouvions leur venir en aide et les soutenir. Malgré les multiples interruptions à cause des bombardements, mon équipe et moi sommes convenus que le seul outil dont nous disposions pour résister était notre art  : la danse, la musique et le théâtre. Nous ne voulions plus rester chez nous à regarder les informations, alors que nos maisons étaient sous les bombes. Grâce à de nombreuses ONG et à des communautés d’entraide de travailleurs migrants, nous avons recueilli des informations, des témoignages, des récits. Nous voulions travailler avec un large groupe mais il y avait de nombreux obstacles logistiques et autres imprévus  : certaines n’avaient pas la documentation pour voyager, d’autres ont pu rentrer chez elles, d’autres encore ont décidé de rester au Liban pour lutter contre le système kafala de l’intérieur, parce qu’elles y avaient de la famille et sont devenues activistes.

Comment se sont déroulées les répétitions  ?

Le travail en répétition s’est fait de façon très organique. Nous avons écouté leurs histoires, mais aussi leurs corps, la façon dont ils bougent, leur propre qualité de mouvement. Les histoires personnelles des trois participantes se recoupent à travers leur combat contre le système kafala, et le fait qu’elles aient réussi à s’en sortir. Si elles ont été des victimes, aujourd’hui elles sont des héroïnes. Elles se sont échappées de la maison du kafil et ont créé leur propre vie. Elles soutiennent et aident leur communauté. Leurs histoires sont intenses et inspirantes. Dans la performance, nous utilisons tout ce qui est possible pour soutenir ces récits. Nous n’avons pas établi de catégories entre la danse, la musique, et le théâtre. Si une narration est nécessaire, elles parlent. S’il y a besoin de musique live, il y a de la musique et du chant. Le pouvoir est avant tout donné aux corps, aux sons et aux voix. Dans mon approche chorégraphique, je considère qu’un simple mouvement peut résumer ou raconter beaucoup de choses.

Il existe une connexion entre When I Saw the Sea et vos précédents spectacles qui partent souvent d’histoires intimes… 

Oui, je pars toujours de quelque chose de personnel, d’une chose que je porte en moi, qu’il s’agisse d’émotions, d’un raisonnement ou d’un point de vue éthique. Pour être honnête, quand on vit au Liban, on ne peut pas faire de plan à long terme pour l’'avenir. Je ne rêve pas deux ans à l’avance. Je crée en fonction de ce que je ressens sur le moment. Je ne peux pas travailler et m’adapter à un système de production prédéfini. Pour moi, faire de l’art, du théâtre ou de la danse, c’est un acte de liberté. Et cela ne peut être limité sous aucune forme possible. C’est aussi pour cela que la plupart des performances que j’ai faites étaient basées sur ma famille, sur des gens qui m’entouraient ou sur le contexte dans lequel je vis. C’est en cela que c’’est politique. J’aime raconter les petites histoires cachées dans les maisons, dans les rues de Beyrouth. On peut questionner le contexte politique et social à travers ces récits intimes de familles, de mères, de femmes qui travaillent. Il faut donner du temps à ces histoires cachées, à travers elles, nous créons les nouvelles figures héroïques de la société contemporaine. Pour moi, c’est l’histoire de Leïla qui chante ses morts dans Leïla se meurt (présenté à Avignon en 2016), c’est l’amour et le labeur de la mère dans Du temps où ma mère racontait (à Avignon en 2022), c’est l’histoire de ces travailleuses qui racontent le cauchemar de milliers de femmes. 

Pourquoi ce titre, When I Saw the Sea  ? 

La plateforme Megaphone (presse indépendante) avait fait une vidéo durant cette période, interviewant un groupe de femmes abandonnées sur la corniche à Beyrouth, face à la mer, sans papiers, sans argent, sans rien. Une de ces femmes (Sierra Leone) souriait quand même. « C’est la première fois que je vois la mer au Liban, et son horizon »,disait-elle. J’ai été touché par cette femme à qui j’ai voulu dédier ce titre.

Propos recueillis par Moïra Dalant en janvier 2025.