Entretien avec Alexander Zeldin

Quel est votre point de départ de The Confessions ? 

J’ai interrogé ma mère et l’ai fait parler pendant plusieurs jours. Cette vie est la base de l’histoire que j’ai écrite, même si ce n’est pas une reconstitution exacte... L’important est qu'il ne s’agit pas d’une vie fictive : c’est une vraie vie ! Une vie qui pourra je l’espère en raconter d’autres aussi, à la fois extrêmement spécifique et universelle. C’est le récit d’une femme née dans une famille simple dans un village Australien qui a envie d’apprendre, de découvrir le monde, mais à qui on ne donne pas les bons outils, qui doit les chercher et s’émanciper. C’est une personne qui subit les pièges et les violences de la vie, contre qui il y a violence, et qui cherche à réparer cette violence. Elle doit trouver un moyen de la surpasser pour devenir qui elle cherche à être. Le chemin sera long : un mariage à 18 ans, une tentative d’assassinat, le mouvement de la libération de la femme dans les années 1970, le spectre de la Seconde Guerre mondiale. Il y aussi l’histoire de mon père, un Juif né en 1930. L’ambition est donc de faire sentir le temps et les gens à travers le temps. L’autrice britannique Rachel Cusk, et ses textes sur la parentalité et la vie domestique, m’ont sensiblement influencé car il me semble qu’aujourd’hui sa manière d’écrire le monde est des plus singulières. Je pense également à ceux d’Annie Ernaux et de Simone de Beauvoir qui était l’autrice préférée de ma mère, ainsi qu’à Knausgaard et Eugene O’Neill. Ce sont des récits qui se racontent par fragments, d’un réalisme mordant. J’espère créer des instants de vie sur scène qui donnent la sensation d’avoir vécu la vie de nouveau. Comme si le théâtre nous permettait de ressentir la vie de manière plus charnelle, plus concrète, de traverser le brouillard du monde. D’une certaine manière, The Confessions est la célébration simple d’une vie ordinaire. L’histoire d’un individu qui cherche à être soi-même malgré les conjonctures sociétales. Une question qui me tient beaucoup à cœur est celle du devenir : comment devenir qui on cherche à être. Ces questions reviennent souvent dans mes pièces, comme par exemple dans LOVE (2016). Il y a des éléments qui lient cette nouvelle pièce à mes anciens projets car finalement le sujet de la violence sociale est ressenti dans les veines d’Alice. Mais ici ce thème passe par des éléments très nouveaux tels que l’investigation historique et personnelle… La grande question est : « Comment honorer une vie ? ». C’est une fonction importante du théâtre : de faire sentir la richesse de la vie et la dignité. La dignité est un mot essentiel pour moi.  

Pouvez-vous nous décrire votre manière de travailler et la genèse de vos créations ?  

Comment faire exister le théâtre dans le monde ? Le faire exister, non à partir de la salle de théâtre, car souvent je trouve que cela le rend vide, voire mortifère, mais à partir de la vie. Je garde à l’esprit l’idée des Grecs de l’Antiquité pour le théâtre permet d’observer le monde, c’est le « lieu d’où l’on regarde » (theatron). LOVE par exemple, dont l’histoire se déploie dans un centre d’hébergement temporaire, est une pièce sur l’amour, abordé sous plusieurs angles plus sociaux. J’ai passé un an à travailler dans des logements sociaux, auprès de familles en situation d’expulsion et de relogement précaire. Je ressens toujours la nécessité de plonger dans le réel pour créer. Avec The Confessions, cette immersion est différente dans la mesure où il s’agit de l'histoire de personnes qui sont proches de moi. Mais c’est une immersion malgré tout. Une partie du processus a été de rencontrer des femmes qui sont aujourd’hui âgées en Australie, qui ont traversé ces époques, qui étaient parfois militantes ou non. Comment est-il alors possible ensuite de lier le théâtre au monde ? J’ai longtemps été l’assistant de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. Peter me parlait d’intuition sans forme. Et je crois que c’est souvent mon point de départ, cette intuition. The Confessions est cette envie d’une enquête émotionnelle, en partant d’un récit de vie. 

Et qui se traduit au plateau de quelle manière ?  

Nous allons au-devant du destin de cette femme. Du début à la fin de son âge adulte avec quelques instants d’enfance. Sur scène : neuf interprètes, dont l’âge et l’identité sont divers. Ils jouent tous les rôles. Comme d’habitude, le texte et la dramaturgie se sont modifiés à leur contact. Leurs rapports au monde et leurs expériences ont quelquefois fait écho à la vie de ma mère, mais c’est toujours une exploration collective. Il y a de multiples lieux et scènes emblématiques de la vie d’Alice, la protagoniste, qui se juxtaposent à l’instar des fresques gigantesques du peintre italien Giotto, emblème de l’art humaniste de la pré-renaissance florentine. Je suis un story teller avant toute chose. J’aime raconter des histoires qui parlent aux gens directement, sans fard, sans intermédiaire, qui les mettent en alerte, les touchent sincèrement. C’est toujours une histoire du réel. 

Un destin sous forme de portrait, en quelque sorte ?  

Qu’est-ce que le portrait d’un être humain aujourd’hui ? L’art du portrait est une grande tradition littéraire qui peut être réinventée de nos jours. Alors oui, il me semble que cette pièce est une forme de portrait, à l’aune des expériences de toute une vie, d’une destinée en quelque sorte. Et cette question du destin est intéressante parce qu’elle interroge aussi ce que nous portons en nous-mêmes, l’histoire des familles mais aussi les histoires sociales, les traumatismes et les marques transmises de générations en générations. Nous sommes aussi notre histoire collective. Je voudrais montrer cela sur scène. Raconter un être humain aujourd’hui se fait de façon beaucoup plus fracturée, ou disons fractionnée, qu’à l’époque classique. La mémoire est en question dans cette pièce. Que gardons-nous ? Qu’exposons-nous de nous-mêmes par la narration d’épisodes épars de nos vies, consciemment et inconsciemment ? 

Pouvez-vous revenir sur votre geste artistique qui entremêle enquête sociale, écriture du réel et une sincérité dans le travail avec vos collaborateurs ?  

J’ai rencontré le théâtre à l’adolescence, à une époque où je trouvais le monde un peu faux. J’y ai trouvé la sincérité dont j’avais besoin. Un peu en parallèle, mon meilleur ami d’alors s’investissait, lui, dans un groupe de rock. Vingt ans plus tard, nous nous retrouvons pour créer The Confessions. Il s’agit de Yannis Philippakis, le chanteur du groupe Foals. Je l’ai invité à collaborer, je lui ai donné le texte et l’ai laissé assez libre dans ses propositions. Puis nous avons simplement retravaillé au cours des répétitions. C’est aussi comme cela que je fonctionne avec mes acteurs et actrices, dans une sorte de collaboration où je leur donne des indications simples. Les personnages se créent avec eux, pour eux. Après la trilogie consacrée aux Inégalités, j’ai eu envie de creuser un nouveau sillon, une autre forme, et d’introduire un travail sonore. La musique occupe une place importante dans mon théâtre, et les retrouvailles avec Yannis Philippakis me sont apparues comme une évidence. J’observe le même travail de jeu avec les interprètes, dans le rapport au temps, à la justesse et la recherche d’honnêteté. C’est un espace-temps qui nous met face à ce qui reste souvent caché et invisible en nous. C’est ce que je cherche à faire advenir par le théâtre : ces petites choses mystérieuses et essentielles.  

 Entretien réalisé par Moïra Dalant