Entretien avec Tiago Rodrigues

Dans la mesure de l’impossible a été conçu à partir d’entretiens menés avec des humanitaires. Ce spectacle témoigne d’un désir de raconter qui croise une conception personnelle de la représentation théâtrale…

Pour chaque pièce, je pars de quelque chose de simple et complexe à la fois : la narration d’une histoire qui n’est pas la mienne. Toutefois, j’écris à partir de mon expérience de comédien. Elle consiste en une manière de « rajouter » quelque chose à ce qui est raconté. J’ai ainsi collecté une série de témoignages auprès d’humanitaires pour Dans la mesure de l’impossible. Mon désir est de raconter une histoire avec une dimension méta-théâtrale. Ce terme a souvent une dimension élitiste, post-dramatique. Nuançons : le théâtre est par nature méta-théâtral, avec la présence physique d’une assemblée humaine constituée de spectateurs et d’artistes. Avec le théâtre, l’artifice est toujours à vue. Pour moi, il s’agit de poursuivre ce contrat invisible entre spectateurs et artistes. Je ne cherche pas à faire un théâtre qui emmène ailleurs, qui essaie d’effacer la réalité du moment théâtral. Le but du théâtre n’est pas de faire semblant qu’il n’y ait pas de théâtre. Il est de rassembler des gens et, par la puissance des mots, des corps et de l’imagination des spectateurs, de permettre une expérience autre. Pour Dans la mesure de l’impossible, alors que nous essayons de raconter une histoire, un labyrinthe poétique apparaît dès que les acteurs commencent à jouer des humanitaires. Ce labyrinthe est fertile pour l’acteur ; il génère des questions et la possibilité d’une certaine liberté par rapport à une histoire originelle. C’est une transmission. Nous ne serons pas les derniers à le faire. De passage comme tout un chacun, nous sommes les éphémères raconteurs de notre époque.

Une représentation théâtrale est-elle une forme d’exercice démocratique ?

Peut-être pas toutes, mais les miennes oui ! « Assemblée humaine » est une expression que j’utilise quotidiennement dans mes répétitions avec les acteurs. Je leur dis : « N’imaginez pas que vous êtes au lieu même où se passe l’histoire, vous n’êtes pas non plus dans un décor : vous êtes avant tout face à des gens. » Il y a dans la représentation théâtrale quelque chose de l’agora. Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre à D’Alembert lui confie que, malgré ses réserves sur le théâtre, celui-ci a une qualité indéniable : c’est une fête civique. Le théâtre permet une participation à une œuvre d’art, avec un côté ludique, imprévisible, propre à la représentation. Si je devais faire un tatouage sur mon corps, il y aurait écrit : « fête civique ».

Dans la mesure de l’impossible, les humanitaires refusent d’être considérés comme des héros. N’y a-t-il pas dans votre théâtre le désir de ramener l’humain à une dimension première ?

Il importe au théâtre de « nettoyer » les échelles sociales et historiques, de mettre à plat les hiérarchies. Exactement comme un professeur d’université et un ouvrier éconduisent leurs éducations et leurs métiers quand ils se retrouvent autour d’une bière pour discuter d’un match de foot… ou, pour être plus « vilaresque », lorsqu’ils se retrouvent côte à côte à la Cour d’honneur du Festival d’Avignon pour un même spectacle. Le théâtre en tant que parenthèse démocratique m’intéresse autant que la création d’histoires sur un plateau. J’ai approché les humanitaires de Dans la mesure de l’impossible en les considérant comme des héros de la vie réelle. Plus je discutais avec eux, plus mon admiration augmentait – de même mon esprit critique. Ils ont leurs complexités, leurs contradictions, leurs défauts. J’aime l’idée que les personnages soient proches de nous, que leur grandeur ne nous effraie pas.

Les expériences et confidences des humanitaires dans Dans la mesure de l’impossible s’énoncent progressivement. Comme si vous cherchiez à faire se lever une parole d’abord recouverte de multiples protections…

Ce qui m’intéresse le plus dans ces histoires à partir d’entretiens, c’est qu’elles racontent l’humanité. La « proximité » d’une représentation théâtrale intensifie cela. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas une part de mystère. Avant ses premières paroles, l’acteur ressemble au public. Ensuite se croisent les mots et une « imagination partagée ». Il suffit à un comédien de dire bonsoir ou autre chose et, peu à peu, les corps, l’espace, la lumière commencent à faire émerger cette imagination partagée. Elle est incontrôlable : chacun l’interprète à sa manière et génère quelque chose de collectif qui n’était pas là auparavant. Nombre de pièces imposent une construction positive, facile à digérer. Si je peux être séduit par ce type d’approche, ce n’est pas ma démarche. J’aime mieux commencer avec presque rien et construire avec le public. Nous devons être proches de lui dès le début, même si nous sommes différents parce que regardés. Je veille à ne pas imposer d’esthétique ou de codes ; ils se construisent durant le spectacle. Cela permet des présences sur scène, des personnages, un jeu dans un espace de normalité. Il ne manque ni de richesse, ni d’humanité, ni de profondeur.

Vous souhaitez que quelque chose naisse en dehors d’une approche classique, ritualisée…

Il y a un exercice que je propose régulièrement aux acteurs : commencer comme si ce n’était pas du théâtre. Juste des gens qui parlent et qui, à un moment donné, parce qu’ils sont là, font que nous nous rendons compte que nous sommes au théâtre. Nous avons « glissé » vers le théâtre sans faire d’effort. Le début de chaque spectacle est la clef de ce processus. Alors, oui : combien de temps peut-on faire semblant alors que nous savons que c’est du théâtre ? Le retour le plus agréable que je puisse avoir de spectateurs vient de cette expérience, quand ils avouent avoir résisté, puis reconnaissent, sans savoir comment, s’être retrouvés dans une représentation théâtrale. C’est un des plus beaux éloges que je puisse recevoir.

Dans la mesure de l’impossible jouent d’une polarité entre le devoir et le sacrifice. Comment voyez-vous l’un et l’autre ?

Ce spectacle parle d’un devoir qui est un devoir choisi. Pas d’imposition sociale par la tradition. Pour ces humanitaires, interviewés pendant des centaines d’heures, cela relève plus d’une transgression, d’un choix contre les circonstances, refuser d’être avocats ou médecins par exemple. Le geste humanitaire témoigne d’un sacrifice profond de sa vie personnelle, de son bien-être, voire de sa santé mentale. Dans la mesure de l’impossible parle de négociations intimes en direction du monde.

Pour finir, pouvons-nous revenir sur l’annulation en juin des Émigrants de Krystian Lupa et les raisons de proposer Dans la mesure de l’impossible ?

Face à l’annulation en juin dernier de la création Les Émigrants de Krystian Lupa à la Comédie de Genève, nous avons essayé de voir comment présenter ce spectacle au Festival d’Avignon. Nous avons entamé un dialogue avec Krystian Lupa, les théâtres partenaires et l’équipe du spectacle, afin de trouver un cadre dans la plus grande sérénité et le respect de tous les intervenants. Après six jours de tentative, nous avons fait le constat que les conditions logistiques, financières et de calendrier n’étaient pas réunies. Une telle annulation sans remplacement aurait eu un véritable impact financier pour le Festival d’Avignon. Quel spectacle en remplacement ? Dans la mesure de l’impossible permettait d’impliquer à nouveau La Comédie de Genève, qui en fut le lieu producteur, et qui allait également subir l’impact financier de l’annulation du spectacle de Krystian Lupa. Il nous fallait agir vite pour ne pas faire de cette annulation une blessure plus franche, même si nous garderons une cicatrice de ne pas pouvoir présenter ce travail. Après des recherches et de nombreuses discussions, j’ai trouvé, en tant que directeur du Festival d’Avignon, qu’exposer un ou une artiste, ou des compagnies disponibles, comme un choix de dernier moment, n’était pas chose heureuse. En effet, cela ne relevait pas du choix initial de la programmation et se présentait comme une alternative, ce qui est injuste. Ma responsabilité était de trouver une solution. Depuis ma prise de poste, j’ai dit que mon travail artistique serait au service du Festival d’Avignon et non le contraire. J’ai l’opportunité de le prouver pour cette première édition. Je partage ainsi l’un de mes spectacles auquel je crois énormément. Il a pris une ampleur nouvelle depuis sa création en 2022. Le début de la tournée a coïncidé avec la guerre en Ukraine. Dans la mesure de l’impossible n’est plus un spectacle « sur le lointain » mais sur le proche. Quand une humanitaire dit que le monde se divise entre le possible et l’impossible, et que ce phénomène peut à tout moment s’inverser, nous pouvons comprendre combien une région du monde faisant partie du possible a glissé dans l’impossible. De même, les tragédies en Méditerranée ne cessent de nous faire revenir malheureusement à des éléments du spectacle…

Propos recueillis par Marc Blanchet lors de deux entretiens en octobre 2022 pour la Scène nationale du Sud Aquitain et en juin 2023 pour le Festival d’Avignon