NÔT est inspiré des contes des Mille et Une Nuits. Comment avez-vous décidé de vous plonger dans ce chef-d’œuvre de la littérature arabe ?
Lorsque Tiago Rodrigues m’a indiqué que la langue arabe serait l’invitée de cette 79e édition, j’ai immédiatement pensé aux Mille et Une Nuits que j’avais lu adolescente. Je devais avoir treize ou quatorze ans. Je me revois trouver le livre dans la bibliothèque de ma sœur, l’ouvrir et lire quelques contes avant de le reposer en me disant que ce n’était probablement pas de mon âge. Quand j’ai redécouvert ces contes en me replongeant dans leur lecture, j’ai été sensible à la diversité des influences et des imaginaires dont ils se nourrissent : persans, arabes, indiens… Ces contes ont fait partie de la tradition orale avant d’être fixés à l’écrit : ils ont voyagé, ils se sont transmis à travers le temps en conservant l’énergie des récits que l’on réinvente sans cesse. Cette tension entre l’oralité et l’écrit, entre ce qui est immobile et ce qui est en mouvement, m’intéresse tout particulièrement. NÔT est aussi une plongée dans la nuit – au sens le plus large et métaphorique du terme – qui brouille nos repères et dans laquelle fiction et réalité se confondent.
À l’origine des Mille et Une Nuits, il y a le sultan Chahriar qui décide de faire exécuter chaque matin la femme qu’il aura épousée la veille pour s’assurer qu’elle ne le trompe pas. Shéhérazade devient son épouse et lui raconte chaque nuit une histoire dont la fin est repoussée au lendemain, ajournant ainsi son exécution… Dans ce dédale de contes, quel a été votre fil directeur ?
Ma porte d’entrée a été ce récit-cadre, le conte initial qui déclenche une série de contes, comme un conte « robinet » d’où l’eau ne cesserait de couler. Ce récit premier raconte la confrontation avec la mort, l’instinct de survie, l’attachement à la vie et à la puissance créatrice. Tout en se régénérant sans cesse, le récit a le pouvoir de faire qu’un nouveau jour advienne. C’est ce qui m’a touchée. L’œuvre met par ailleurs en jeu des rapports d’échelle, qui font s’enchâsser les petits contes dans les grands. Cette idée d’échelle prend tout son sens – aussi bien au niveau architectural qu’historique – quand on crée un spectacle pour la Cour d’honneur. Ici, deux espaces se font face : d’un côté, la muraille de pierres et de l’autre, ce versant mouvant qu’est le public. Il y a dans cette confrontation un dialogue évident entre le gigantesque et le minuscule qui me plaît. J’ai voulu exploiter cette différence d’échelles dans les différents aspects de la pièce : aussi bien par la chorégraphie des corps au sein de cet espace immense que dans la construction de la scénographie. L’idée de miniature m’intéresse : d’une part, la scène immense qui rend les interprètes miniatures aux yeux du public, d’autre part les visages des spectatrices et des spectateurs qui paraissent minuscules du point de vue de la scène. La miniature ne se traduit pas seulement dans la représentation physique des choses, mais aussi de manière métaphorique, à travers des situations que l’on crée. Pendant la nuit, notre perception de l’espace, du temps et de l’échelle change radicalement.
Comment le geste chorégraphique peut-il appréhender une œuvre dont l’essence même est le récit ?
C’est une vraie question. Comment extraire quelque chose de chorégraphique d’une œuvre littéraire de cette ampleur ? Ces contes racontent tous une vie suspendue. D’un côté un roi prisonnier de sa nécessité de tuer, d’un autre une citoyenne prisonnière affamée de justice. Qui pourrait être cette conteuse – Shéhérazade – dans notre monde contemporain ? Qui est prisonnière ou prisonnier ? Que signifie aujourd’hui raconter une histoire de survivance ? Qui seraient ces figures aux corps d’animaux et ceux qui se situent au-delà du monde physique ou du monde terrestre ? Cette présence de forces opposées, autant possibles dans les contes que dans nos rêves, me touche particulièrement. Je suis partie de l’idée de minimum, d’un corps de petite taille – une poupée, par exemple. Partant d’un détail, j’écris une partition chorégraphiée jusqu’à concevoir une situation plus complexe et, par association, les scènes se mettent en place les unes par rapport aux autres. Le fil de la pensée peut s’interrompre à tout moment pour resurgir plus loin dans la narration. Cette suspension, ce suspens, est déjà très présent dans le texte. Il y a dans ces contes une ambiguïté qui prend la forme d’un affrontement permanent entre loi et désir, entre vice et vertu, entre grandeur et petitesse… Cette ambiguïté et ces tensions deviennent des puissantes machines créatrices.
Ces contes trouvent un écho puissant dans notre monde contemporain…
Oui, l’histoire du condamné à mort qui, grâce à des paroles et des gestes, parvient à survivre à la nuit évoque notre propre appréhension de la mort, interrogeant notre volonté de vivre et de transgresser la loi. Je me suis attachée à ce qui est commun, à ce qui traverse les contes : l’emprisonnement mais aussi le désir, les histoires d’amour, les récits de guerre ou de voyage. Jorge Luis Borges disait que Les Mille et Une Nuits, c’est ajouter une nuit à l’infini. Parce que mille, c’est déjà, en soi, l’infini. J’aime cette idée d’enchaînement qui est concret et chorégraphique. On ne peut pas deviner ce qui viendra après. Il y a une part d’irrésolu qui résiste.
En parallèle de votre lecture des contes, avez-vous eu d’autres sources d’inspiration ?
Oui, la nuit… NÔT signifie nuit en créole capverdien. Je m’intéresse aussi aux représentations du lit et de la chambre au Moyen Âge, tout simplement parce que le récit-cadre se passe dans une chambre, pendant la nuit. Comme dans nombre de processus créatifs, la dramaturgie de la pièce se construit principalement par analogie, entre la recherche autour de la nuit, ce que je lis du récit, les images qui se forment en moi et les associations qui émergeront lors du travail avec l’équipe. Je travaille aussi sur le principe de superposition des situations, des espaces, des étoffes. Les tissus s’amoncellent par couches, se cachent et se révèlent, comme les corps, comme les contes. Ces différentes strates d’images traversent un espace hybride, indéfini, qui flirte avec le flou et le trouble. J’aime cette ambiguïté. La scénographie interroge les espaces frontières, des zones où la vie – les vies – sont en suspens. J’envisage la scène comme un lieu d’enchantement, traversé par des désirs. Le désir peut faire peur, mais c’est lui qui nous permet d’avancer et de créer.
Propos recueillis par Moïra Dalant en janvier 2025