Entretien avec Bintou Dembélé

Venue du hip-hop, vous avez enrichi votre démarche artistique d’autres cultures de rue et d’une réflexion à partir du fait colonial. Comment voyez-vous votre parcours ? 

J’ai commencé au sein de la culture hip-hop du temps où il s’agissait d’une culture contestataire, qui a au fil du temps trouvé une place dans le paysage culturel. Ce mode de survie devenu une passion m’a permis de me déplacer de la rue à la scène, en bousculant les codes et en mettant en avant les savoir-être et savoir-faire de l’underground et de la rue, avec une résonance du passé. Il s’agissait pour moi d’affirmer nos fondations, c’était une façon différente de bâtir l’histoire, avec une attention constante de ne pas être hors sol. Car j’ai toujours à l’esprit les risques d’une assimilation, d’une instrumentalisation et d’une récupération constantes. Mon objectif est de trouver ma juste place, mon langage, mon vocabulaire. De manière générale trouver une façon personnelle de me mouvoir au sein d’une histoire qui n’est pas statique, au sein d’un va-et-vient nécessaire qui m’offre la possibilité de créer une voie des possibles, un espace refuge. Pour cela, j’ai côtoyé des gens de terrain, des universitaires comme Mame-Fatou Niang, Isabelle Launay, des artistes d’autres disciplines comme Alice Diop, Denis Darzacq. 

 Ces expériences vous ont-elles permis de créer vos propres pensée et danse marronnes ? 

 Effectivement, un travail de transmission effectué en Guyane française sur une quinzaine d’années m’a permis de comprendre la puissance du marronnage des Bushinengués. Nous connaissons tous la figure du Nèg’ marron qui fuit les plantations pour créer des sociétés nouvelles, des jardins créoles en alliance avec les Amérindiens, afin de subvenir à leurs besoins. Il existe, dans ces déportations et esclavagisations, des modes de ruse pour pouvoir survivre. Elles passent par des formes de rituels qui se sont réinventés, adaptés et ajustés en fonction des époques, des territoires francophones, lusophones ou anglophones. Ces formes sont à l’origine des cultures de rue. Je pense au léwoz de la Guadeloupe, au moringue de La Réunion, aux sound systems de la Jamaïque. Imprégnée de cette traversée guyanaise, il me tenait à cœur de trouver les rhizomes et les strates des street dances, de reconvoquer une nouvelle charge contestataire. J’ai eu envie de penser et de créer une danse marronne, m’inspirant entre autres de la pensée de Dénètem Touam Bona. J’ai travaillé sur la relation danse, musique et voix, en inscrivant la voix dans un univers polyrythmique, une danse cyclique, et en recourant à la musique répétitive.    

Cela passait-il par une pratique différente du corps ? 

Je parlerais plutôt de dialogue corps/âme/esprit, ce qui me semble plus juste, respecte la notion de rite et convoque le sacré. Je me suis surtout autorisée à traverser la vulnérabilité. La question queer est venue prendre sa place naturellement. Mon solo a été une étape cruciale dans mon parcours. J’ai privilégié des moments de silence, d’arrêt, de suspension, pour dénouer, délier les tensions. Il s’agissait de rompre un rapport au corps qui devenait autodestructeur, et d’accueillir une autre façon de conter nos récits, de voir comment se déployaient dans l’espace des mouvements en spirale. Il m’a fallu ralentir le temps, allonger la musique, trouver une autre configuration plutôt circulaire. Seule la relation danse/musique/voix pouvait m’amener à une liberté de création. 

La création en 2002 de votre structure Rualité unit les termes rue et réalité. Votre spectacle G.R.O.O.V.E. en consacre aujourd’hui l’esprit, après l’expérience des Indes galantes à l’Opéra de Paris en 2019. 

G.R.O.O.V.E. me permet de célébrer les 20 ans de Rualité. Sa durée m’autorise à affirmer le temps d’un rituel long, une traversée chargée d’émotions, de sens et de sensibilités. Ce projet performatif découle de l’opéra-ballet Les Indes galantes mis en scène par Clément Cogitore et orchestré par Leonardo García Alarcón, pour les 350 ans de l’Opéra national de Paris. Cet opéra-ballet est, à son origine, une commande passée à Jean-Philippe Rameau pour fêter les comptoirs coloniaux en 1735. Je suis partie de mon histoire pour trouver des points, communs comme dissemblables, entre le voguing des années 1970, le hip-hop des années 1980, l’électro des années 1990, le K.R.U.M.P. des années 2000. Nous sommes entrés par la petite porte, pour chercher les faiseurs et faiseuses de cet espace institutionnel, en allant à la rencontre d’un monde d’artisans sur et autour du plateau, comme d’un monde de solistes, de musiciens et musiciennes et choristes avec lesquels nous avons tissé un dialogue. J’ai eu accès au baroque par ce qui fonde les musiques, les voix et nos danses : la pulsation. G.R.O.O.V.E. poursuit cet état d’esprit. Ce que nous parvenons à développer individuellement comme collectivement, nous l’apportons au public que nous rendons témoin d’un rite de passage. 

G.R.O.O.V.E. se présente comme une déambulation publique à l’Opéra Grand Avignon, dans lequel vous proposez ensuite plusieurs séquences. Lesquelles ? 

Au préalable, la projection de courts-métrages au cinéma Utopia invite à voir comment nos cultures se sont construites, ce que nous entendons par culture contestataire. Ensuite, nous partons de la rue avec des artistes qui « se la racontent » devant l’Opéra en « mode underground » avec les cultures des bikers, rock, hip-hop, réunies. Le public est scindé en deux groupes, pour un début de traversée, en mode performatif et en mode concert. Des extraits de chorégraphies des Indes galantes sont proposés de manière détournée. Benjamin Nesme, qui amène la lumière de la rue dans l’opéra, donne d’autres nuances à cette architecture baroque. La chanteuse Célia Kameni se réapproprie le livret et rend hommage à Nina Simone. Le musicien guitariste Charles Amblard joue et détourne des airs, avec sa guitare et sa lapsteel. Nous reprenons des extraits au plateau des Indes galantes, pour mettre en exergue leur réception – certains nous ont étiquetés à l’endroit du « Ballet des sauvages » de l’opéra de Rameau. J’ai envie de dire que les « sauvages », (terme qui est une invention coloniale pour justifier la conquête française) les emmerdent, pour reprendre l’expression d’Aimé Césaire : « le nègre vous emmerde » ! Comme c’est une forme ouverte, le public est invité à nous rejoindre au plateau en mode dancefloor, pour prendre l’espace à son tour. 

 G.R.O.O.V.E. témoigne de votre approche du marronnage, de l’esprit queer comme du désir de faire se rejoindre différentes cultures de rue, dont le K.R.U.M.P… 

Ma recherche sur des populations déportées et leurs cultures renouvelées, issues d’époques successives de la mondialisation, témoigne de la mécanique cyclique de l’histoire, et combien nous rencontrons toujours et encore des oppressions. Cette déambulation performance est une célébration flamboyante à l’Opéra en hommage aux cultures noires, aux cultures de la marge qui me fondent. La première fois que j’ai vu du K.R.U.M.P., j’ai eu les larmes aux yeux. Si j’avais été de cette communauté dans les années 2000, je l’aurais pratiqué. Le K.R.U.M.P. est un cri du corps. L’âme s’exprime à travers des grimaces et des crispations des mains qui rappellent le baroque. Nous sommes clairement loin du beau. Cela n’en est pas moins un geste complètement incarné, qui donne la chair de poule ! Difficile de ne pas avoir envie d’entrer dans un cercle, de soutenir par la « hype » (encouragements) celui ou celle qui gagne son centre autour de la communauté. Je respecte les codes ritualisés de la « fame » (famille), qui supposent des rituels de passage parfois durs. Le voguing comme le K.R.U.M.P. et la danse électro sont des rites d’initiation nouveaux, qui ont donné un sens à mes recherches et confirment que nous ne sommes pas du tout à l’endroit du divertissement. C’est un long chemin de traverse qui va à l’essentiel. Il y a une incompréhension des institutions concernant nos cultures. Elles ont une puissance de réinvention. Elles donnent un tout autre point de vue sur l’histoire pluriverselle. Je rejoins la pensée de la philosophe Seloua Luste Boulbina quand elle dit que « la décolonisation des savoirs est un devenir enfant de l’esprit, une façon de perdre le monde et de trouver son propre monde ». J’invite tout un chacun et chacune à apprendre, désapprendre et réapprendre, de soi face à soi, et soi face aux autres. À être dans des espaces et des moments de silence, d’arrêt, de suspension. Du micro au macro en va-et-vient régulier. Les lieux culturels peuvent être des endroits de conversation, et pas seulement de conservation. Nous pouvons y déployer cette idée de déplacement, de désorientation, de détournement, pour de nouveaux gestes, de nouveaux courants artistiques en phase avec notre époque – d’autres façons de mettre en œuvre et d’être artiste dans la cité. Je pense à l’écrivaine sénégalaise Ken Bugul qui donne une image de la spirale. Au-delà du rituel porté par le cercle, le déploiement d’une spirale permet que les énergies négatives sortent pour laisser place aux énergies positives. Plus que jamais, je m’inscris dans cette dynamique. 

Entretien réalisé par Marc Blanchet