Entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker

Vous venez cette année au Festival d’Avignon avec deux spectacles, EXIT ABOVE à la FabricA, et En Atendant, présenté en 2010 et repris dans son lieu de création : le cloître des Célestins. Ces œuvres, avec des sources musicales et des références différentes, ont en commun d’interroger notre rapport à la marche. Parlons d’EXIT ABOVE…  

Si, ces derniers temps, l’œuvre de Bach m’a beaucoup accompagnée, la pop music demeure un point de départ récurrent de mon travail chorégraphique. La pop est sans doute l’un des genres musicaux que les gens découvrent souvent en premier et écoutent, notamment à cause de ses mélodies reconnaissables et entêtantes. Et puis, dans la pop music, et par là même dans ce que nous appelons plus généralement les musiques populaires, une identification physique se crée tout de suite dans le corps de la personne qui écoute : la pulsation invite à la danse. J’ai traversé un nombre incalculable de soirées où je pouvais entendre une grande diversité de musiques, de la pop à la chanson, du punk au rock. 

EXIT ABOVE explore une musique populaire essentielle : le blues. Pour quelles raisons l’avez-vous choisie ? 

En explorant la pop music, je me suis posée la question de ses origines. Le blues, dont il faut souligner qu’il s’agit d’une musique afro-américaine, est en grande partie à la source de la plupart de ces musiques d’aujourd’hui. De même, les origines de beaucoup de musiques populaires se retrouvent également, par exemple, dans la musique traditionnelle folk. Ces musiques sont les descendantes de l’esprit des troubadours : elles sont portées par le désir de partager des émotions et des histoires selon un précepte premier qui les guide de façon quasi existentielle : « Si tu ne peux pas le dire, chante-le. » D’une manière ou d’une autre, dans toutes sortes de pays, de communautés, il y a toujours un musicien pour prendre un violon et faire danser les gens. Dans le blues, les gens frappent des mains, tapent sur leurs cuisses, sur leurs jeans : c’est une participation à la fois individuelle et collective. Au-delà de la pop music, mon écriture chorégraphique est aussi travaillée par d’autres sources, plus secrètes, qui permettent de nourrir une sorte de dramaturgie sans pour autant la révéler. En ce sens, j’ai toujours été nourrie par le début du XVIIe siècle, comme les pièces de Shakespeare, dont La Tempête : même de manière « invisible », cette période, ces œuvres, ces artistes, ont inspiré ma conception de cette nouvelle chorégraphie. 

Vous avez choisi de convoquer la figure d’un des grands bluesmen de son histoire…  

Oui et ce spectacle a comme point de départ le titre Walking Blues du chanteur et guitariste afro-américain Robert Johnson. Il a surtout joué et composé ses propres chansons dans les années 1930 mais son influence est cruciale sur de nombreux groupes des décennies qui suivront : les Rolling Stones, les Beatles, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Van Morrison ou encore Eric Clapton. Cette musique parle autant de joies que de douleurs personnelles, et s’inscrit dans une résonance immédiate avec l’esclavage et les rites religieux, avec, de fait, de nombreux échos bibliques. Il faut aussi penser à cette musique dans son contexte historique, c’est-à-dire en lien avec l’histoire de la reproductibilité des titres à travers les disques, de la facilitation d’accès et de partage comme ce fut le cas pour la photographie. Ne parlons-nous pas au sujet de la pop music et d’autres musiques populaires aujourd’hui d’« industrie » musicale ? La pop music, et auparavant le blues, appartiennent à une histoire de l’enregistrement qui passe par l’amplification des instruments – une histoire qui est donc aussi celle du monde capitaliste, de ses contrats et de ses profits. 

EXIT ABOVE accueille aussi trois musiciens et musiciennes.  

Alors que je regardais mes vinyles, j’ai retrouvé dans l’un d’entre eux une lettre avec un numéro de téléphone : elle était de Jean-Marie Aerts, architecte sonore de T.C. Matic, groupe formé par Arno. Beaucoup se souviennent de ce groupe belge reconnu et influent, apparu au début des années 1980, avec des titres fameux comme Oh La La La ou Putain Putain. J’ai contacté ce guitariste et producteur, puis j’ai fait ensuite la connaissance de Meskerem Mees, une jeune autrice-compositrice-interprète flamande d’origine éthiopienne, qui s’inscrit dans une vraie tradition du songwriting. Meskerem Mees – qui dansera d’ailleurs également dans la pièce – a écrit des chansons inspirées par des titres de blues traitant de la grande inondation dans le delta du Mississippi en 1927, ainsi que par La Tempête par exemple. Elle interprétera ces chansons en direct, en compagnie du danseur-guitariste Carlos Garbin. Jean-Marie Aerts a quant à lui produit des morceaux faisant référence à la dance et aux beats

En utilisant le terme de Walking Blues, le parallèle avec votre pensée de la marche devient quasiment naturel.  

La danse sert à organiser les mouvements dans l’espace sur un axe vertical et un axe horizontal – et en ce sens, la marche est une danse possible. Elle peut naître de la vitesse à laquelle le danseur marche, ou encore de son rapport à la gravité, de son rythme et de sa respiration, voire des battements de son cœur. Et puis, la marche est évidemment très liée au bas du corps : dans de nombreuses danses populaires, c’est le footwork qui est important, et non le haut du corps. Certes, les bras aident parfois à défier la gravité, mais ce sont principalement les transferts de poids qui priment. Nous avançons toujours selon un « angle » – un mot si proche du mot « ange » ! Avec de tels transferts de poids, le moment possible de la chute amène toujours une suspension : il y a dans la danse le désir de dépasser la gravité, de transformer la marche en course, non sans l’espoir de s’envoler.  

La musique d’En Atendant qui date de l’époque de la peste noire au XIVe siècle trouve un miroir aujourd’hui à la pandémie du Covid-19. EXIT ABOVE met en relation l’individu et le groupe, la solitude et la communauté. Quelle vision avez-vous du monde d’aujourd’hui ? 

Il y a un paradoxe contemporain que, peut-être, En Atendant raconte malgré elle : notre obsession de nous protéger de la nature fait que nos corps se sont éloignés de ses mouvements. Nous sommes à la fois savants et fragiles. Nous vivons aujourd’hui au sein d’une démographie exceptionnelle de huit milliards de personnes. Il existe une limite à la terre, comme il existe une limite à la croissance démographique et à ce système capitaliste qui colonise le futur. Arrivés à ce stade de l’histoire de l’humanité, la question peut être : sommes-nous, oui ou non, sur le Titanic ? Cette idée d’être au cœur d’un vortex, d’une tempête, interroge et nous interroge sur notre rapport à la nature. Devons-nous garder espoir ? J’entends parler beaucoup de la fin du monde ou de fin d’un monde. Et en effet, nous « espérons l’espoir ». Hope the hope ! Est-ce à dire que la danse est une célébration de la vie ? Toutes ces questions nous traversent, et me traversent. L’apparition de la pandémie et le réchauffement climatique ont créé un monde fort différent de celui de mes premières années de création. Inutile de dire « après nous le déluge » : il a déjà commencé. Il atteint tout le monde, bien qu’une partie du monde en souffre davantage. Je pourrais dire : faisons un pari sur la beauté. Néanmoins, en tant qu’artiste européenne, je vis en quelque sorte, par mes créations et leurs représentations, dans un monde parallèle ; je n’hésite pas à le dire, à l’admettre. En même temps, quand on regarde les médias, c’est également un monde parallèle qui apparaît sous nos yeux. Il témoigne d’une consommation extrême, d’une dépendance sociétale et politique que nous avons choisie. Nous continuons à la choisir, la pratiquer. Nombre d’entre nous sommes dans une situation de luxe et de privilège en grande partie révoltante. Nous nous faisons juges alors que la plupart en subissent les effets immédiats. Faut-il, en considérant pareil déluge, revenir en arrière pour le futur ? Réduire nos moyens ? Faut-il se retirer ? Je me pose parfois ces questions. Ne cesse d’exister ce champ d’incertitude entre mon propre corps, celui de mes proches et le monde qui nous entoure. 

Entretien réalisé par Marc Blanchet