Entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte

Comment est née l’idée d’un spectacle autour des chansons de Jacques  Brel ? 

Anne Teresa De Keersmaeker : Avant même de travailler sur la pièce de groupe EXIT ABOVE, présentée au Festival d’Avignon en 2023, et dans laquelle danse Solal, nous avons eu l’occasion de partager notre fascination commune pour Jacques Brel, le chanteur comme l’auteur, et notamment pour son extraordinaire présence sur scène. Nous admirons son énergie alors que deux générations nous séparent. De même, il y a un décalage entre la nationalité française de Solal et la mienne, belge flamande. Pour ma part, Jacques  Brel a toujours fait partie de mon histoire – de mon éducation comme de mon apprentissage de la langue française. Je considère même qu’il fait partie du patrimoine mondial. Je dois avouer qu’à 15  ans, j’ai dû faire une analyse d’une de ses chansons pour mon cours de français. J’ai choisi Le Plat pays, émue par la musique autant que par les paroles, par cette poésie avec laquelle Jacques Brel « lit » le paysage flamand. J’ai également le souvenir de polémiques sur la chanson Les Flamingants parue en 1977 sur son dernier album Les Marquises, dans laquelle il fustigeait la défense de la culture flamande à cette période. 

Solal  Mariotte : Je l’ai découvert pour ma part à l’adolescence, voici moins d’une dizaine d’années, à travers des vidéos sur YouTube. Ce qui m’a plu, au-delà de la qualité des chansons, c’est sa frénésie, le fait qu’il se donne à cent pour cent. Avant d’arriver à P.A.R.T.S., je connaissais vaguement la Belgique sans y être jamais venu. Jacques  Brel m’a intrigué de plus en plus à force de l’écouter ici, à Bruxelles. Il me touche, même s’il parle d’une époque révolue, avec souvent des expressions anciennes.  Il y a presque quelque chose de «  kitsch  ». Je peux apprécier ses chansons sans pour autant me reconnaître dans nombre d’entre elles. Si certaines sont intemporelles, d’autres, à mes yeux, sont complètement dépassées  !

Solal Mariotte, vous venez de la breakdance. Votre danse vous place apparemment, par ses rythmes et ses syncopes, loin de l’univers de Jacques  Brel. Ce qui ne semble pas le cas pour vous, Anne Teresa De Keersmaeker… 

S. M. : Il est évident que, dans mon rapport à la danse, les chansons de Jacques  Brel ne me donnent pas, ou ne donnent pas, envie de danser  ! Mon apprentissage s’est fait loin de ce type de musique. Et il faut dire que les chansons et la performance de Brel sont déjà tellement riches que l’on peut se demander s’il est nécessaire d’y ajouter de la danse. Toutefois, si je ferme les yeux en écoutant ses morceaux, des images surgissent et un imaginaire se déploie. Mon lien avec Jacques Brel passe également par l’exploration des points de rencontre entre la danse et le texte. Lors de mes études à P.A.R.T.S., j’ai dû proposer un premier projet soumis à tous les étudiants et étudiantes  : un solo. J’ai choisi de le réaliser sur La Valse à mille temps. À l’époque, je n’avais aucun projet de duo avec Anne Teresa. Ce choix s’est fait spontanément, avec un travail sur le crescendo de la chanson, sans le moindre mouvement de breakdance  ! Je dirais même que la danse était réduite au minimum. Je me suis plutôt orienté vers l’utilisation d’un costume proche de celui de Brel et j’ai développé une chorégraphie composée d’action et de geste quotidien. Ce qui m’intéressait, c’était l’accélération, le tournoiement, la frénésie –  et surtout le potentiel des images poétiques de cette chanson. 

A. T. D. K. : Au niveau de la musique comme au niveau de l’image, l’expérience n’est pas la même pour moi puisqu’en 2001 j’ai créé la chorégraphie Once sur le disque Joan Baez in concert. La musique de cette chanteuse était déjà présente dans mon enfance. J’ai proposé de développer d’autres stratégies dans les rapports entre musique et danse. De même, mon rapport au texte n’est pas nouveau. J’ai pu travailler auparavant sur des textes poétiques, dont ceux de Rainer Maria Rilke et, de manière sous-jacente, Shakespeare, ou me confronter à des livrets d’opéra. Concernant notre expérience de la danse, Solal est autodidacte, je suis passée pour ma part de l’impossibilité d’être danseuse classique à danseuse et chorégraphe contemporaine… 

Il s’agit donc pour vous de « danser Jacques Brel », ses chansons comme sa personnalité ? 

S. M. : Mon engagement dans ce spectacle, inspiré par la puissance scénique de Jacques Brel, consiste à me donner pleinement dans le performatif. Anne Teresa et moi avons trouvé une ligne de partage afin d’approcher ensemble un «  Brel à soi  ». Sans recopier ni faire du mimétisme, nous avons été portés par le désir d’atteindre une qualité de danse qui nous soit à la fois proche et commune.  Les breakdancers me voient comme un danseur contemporain et les danseurs contemporains comme un breakdancer  ! Toutefois, dans la danse d’Anne Teresa, ce qu’elle propose depuis des années comme chorégraphe, il y a des choses qui font sens avec la breakdance. Il y a des concepts verticaux qui peuvent tout à fait exister dans l’horizontalité de ma danse. 

A. T. D. K. : Notre recherche a été de trouver cette conjonction. Il ne s’agit pas de «  s’approprier  » Jacques  Brel mais, en anglais, d’avoir ce questionnement  : «  how to embody it  ?  » – c’est-à-dire incorporer une énergie. Toutefois, nous avons été attentifs à son regard sur le monde, la justice sociale, l’amour, le couple, la femme, la vieillesse, l’enfance, la famille, l’amitié, la complicité, sur les choses qu’'il n’aimait pas, sur cette violence dont il parle. Il y a dans ses chansons un rapport à l’'identité comme à la nation, au lien père-fils, à la tradition. Nous avons veillé à les approcher comme à maintenir une distance nécessaire, pour voir comment, sans avoir peur de la polémique, il est possible à travers ses chansons de poser des questions aujourd’hui.

Avec les chansons de Jacques Brel, nous comprenons immédiatement les paroles comme spectateurs français. Des images mentales se créent rapidement…  

A. T. D. K. :  En ce sens, notre chorégraphie relève du défi ! Avec l’anglais, nous pouvons comprendre complètement, par intermittences… ou pas du tout. Il s’agit pour nous de ne pas être illustratifs. Sans perdre de vue que la musique de Jacques  Brel, si énergique soit-elle, orchestrée ou pas, n’est pas du côté du beat de la breakdance. Qu’elles bénéficient d’arrangements ou non, ses chansons voyagent entre le bal musette, les airs de valse et l’héritage de Debussy et Ravel – bien qu’il manifeste une grande admiration pour Bach. 

S. M. : Même s’il appartient aux chanteurs à textes, et que nous souhaitions éviter toute approche illustrative, il ne faut pas oublier que Brel propose une réflexion profonde sur l’être humain et le monde dans lequel nous évoluons. Notre défi est donc de créer une collaboration à trois – Brel, De Keersmaeker et moi  – afin de trouver un équilibre au sein d’une écriture contemporaine.  

A. T. D. K. : Je commence à avoir une certaine expérience des musiques sur lesquelles il n’est pas possible de danser a priori. J’aime l’idée de faire passer une telle musique dans le corps, de ne pas la voir comme quelque chose de sacré. Notre écriture chorégraphique s’est également nourrie du nombre impressionnant de documents mis à disposition par la Fondation Jacques  Brel, grâce à sa fille France. Il est rare de profiter d’un patrimoine musical enregistré à cette période avec autant de témoignages. Et passionnant de le voir dans ces films de très près ou séparé de l’orchestre par un rideau, placé dans le cercle lumineux d’une poursuite. Tout cela est très inspirant…  

Comment avez-vous choisi le corpus des chansons ? 

A. T. D .K. : Jacques Brel en a composé cent cinquante. Nous avons opéré un choix chacun et chacune de notre côté. Puis en travaillant la sélection s’est resserrée. Jacques Brel a eu une carrière assez courte, d’une quinzaine d’années. Il y a de grandes différences entre les chansons du début et celles de sa fin de carrière, d’autant qu’il s’est mis en marge du milieu musical pour vivre aux Marquises, et sortir un tout dernier disque en 1977. Dans cette évolution, il y aussi la dimension politique. Les Flamandes n’ont rien à voir avec Les Flamingants, une chanson en référence aux batailles linguistiques de l’époque. Cette dimension politique est également palpable dans Les Bourgeois, Ces gens-là ou Jaurès. Jacques Brel était le premier à dire n’être pas de son temps. Il ne se sentait pas appartenir aux années  1960 et 1970 mais à l’entre-deux-guerres, les années 1930. À travers notre chorégraphie, Solal et moi opérons un décalage, par rapport au temps, à notre vécu, et par là même à la perception de cet artiste.

Propos recueillis par Marc Blanchet en janvier 2025.