"Wagons Libres", extraits

Enjamber le temps comme on prendrait du recul, pour délester le présent des représentations univoques de son actualité, lui inventer un devenir : tel est l'enjeu du projet tout entier de Wagons libres et des « archives du futur » en particulier, protocole d'interview original dont use Sandra Iché pour s'entre tenir avec les anciens compagnons de route de L'Orient-Express, magazine francophone beyrouthin des années 1990. En 2000, alors étudiante, elle rédige une histoire de ce journal, fondé et dirigé par le journaliste Samir Kassir. Cinq années plus tard, l'intellectuel militant meurt dans un attentat à la voiture piégée. Émue à titre personnel, troublée par le contexte politique dans lequel cet assassinat est survenu, Sandra Iché formule le souhait de réinterroger les trajectoires politiques d'un homme, d'une ancienne équipe, d'un pays. En 2010, elle retrouve les collaborateurs de L'Orient-Express et leur propose le jeu des « archives du futur » : évoquer aujourd'hui depuis demain et tenter ainsi de sonder le constat trop figé du «malheur arabe » et d'éclairer de biais ce qui le nourrit, l'entretient. Dans un double mouvement d'anticipation et de regard rétrospectif, les acteurs de cette histoire prennent à contre-pied la nostalgie susceptible, jusqu'alors de teinter leurs souvenirs. Les perturbations chronologiques orchestrées dans Wagons libres révèlent des angles morts, surlignent des correspondances et remettent en jeu le présent. Sur le plateau, la conteuse manipule les fragments qu'elle a récoltés – clichés, archives, témoignages –, les projette et les surexpose, les confronte et les recadre. Elle agit avec l'application méthodologique de l'archéologue, l'humilité du voyageur, l'engagement de l'interprète qui prête son corps au groupe rassemblé autour d'elle. Dans une cérémonie chorégraphique, elle rejoue aussi le geste de ces journalistes libanais qui, artisans du réel et des idées, ont créé, avec L'Orient-Express, un espace de résistance et de liberté. RB