Les mots de nos festivaliers

  • TÉMOIGNAGES

03 novembre 2020

Depuis mars, vous avez très nombreux à nous écrire. Courrier manuscrit, courriel, posts... Vos témoignages nous font du bien et nous souhaitions rendre hommage à votre fidélité de festivaliers et à votre matière de nous donner aussi de l'espoir. Une histoire réciproque.
En avant cette lettre écrite par Léone Nogarède...

Léone Nogarède, 1947 © Pierre Auradon

Témoignage de Léone Nogarède

"J'ai envoyé un petit mot à Nathalie hier , mais je tenais aussi à m'adresser à vous. Nous devrions être aujourd'hui en Avignon réunis dans le souvenir de cette aventure magnifique de la naissance du Festival, j'aurais tant aimé vous rencontrer, partager vos souvenirs et les miens.... Bref je suis très déçue comme vous pouvez l'imaginer et comme vous l'êtes aussi sûrement. Dans l'attente de cette rencontre j'avais écrit un petit texte que je comptais vous lire, inquiète que la mémoire me fasse défaut dans l'émotion du moment.
Je vous l'envoie, espérant que cette rencontre ne sera peut être que partie remise. Merci à toute l'équipe pour le travail fourni , je vous souhaite de traverser sans trop de dommages la période si angoissante que nous subissons.
Prenez bien soin de vous et que vive le Festival ! 
Bien amicalement,
Léone Nogarède"

En juillet 1947, je fus convoquée par Jean Vilar au Théâtre Edouard VII à Paris. Je l’avais vu l’année précédente au Vieux Colombier où il jouait Meurtre dans la cathédrale, la pièce de T.S Eliott. J’avais beaucoup apprécié son jeu, son phrasé si particulier, sa présence. Lui m’avait vu l’année précédente dans Mariana Pineda, une pièce de Fédérico García Lorca jouée en France pour la première fois. J’avais eu une très bonne presse malgré ou à cause de mon jeune âge. Nous nous trouvions donc une quinzaine de très jeunes gens et moi, le manuscrit de Richard II en main, assis par terre dans le foyer du Théâtre Édouard VII où pendant près de deux mois, nous allions faire lectures sur lectures, ce qu’on appelle aujourd’hui le travail à la table. Vilar donnait très peu d’indications mais il nous faisait recommencer encore et encore, jusqu’à ce que le « ton » , la musicalité du texte lui conviennent. En ce qui me concerne il m’avait recommandé de regarder les enluminures du Moyen- Âge et de m’inspirer de la tenue des femmes de l’époque, de leur posture, un peu déhanchée, le ventre en avant... Cela me paraissait bien vague...

Puis à la fin du mois d’août, nous sommes partis pour Avignon où nous sommes arrivés de nuit après 10h de train ! Vilar était venu nous chercher à la gare et il insista pour nous emmener d’emblée dans la Cour d’honneur. La nuit était claire, le silence impressionnant et nous étions stupéfaits par la beauté du lieu. Aujourd’hui, avec la Cour amputée par les gradins, je ressens moins cette sensation d’austérité et de grandeur. Mais à l’époque il n’y avait rien : un sol de terre battue et un puits au centre, dans lequel Bernard Noël a failli tomber d’ailleurs. À droite de l’entrée devant les voûtes d'ogive s’élevait un plateau rectangulaire monté sur d’énormes bidons de métal et un amoncellement de poutrelles de bois et de rails de chemin de fer prêtés par le bataillon du génie. Le lendemain matin, dès 9h, nous étions là, sur ce plateau improvisé, sans les oriflammes et les tentures qui allaient bientôt l’habiller. Nous n’avions pas encore vu nos costumes mais le peintre Léon Gischia qui les avait conçus était là.

Je fus très surprise quand il me demanda d’aller passer ma robe car il devait finir de la peindre directement sur moi. Tous nos costumes étaient faits de toile de jute peinte à la main et magnifiquement colorée pour mieux se détacher sur la pierre. Ma robe rouge était ornée de cercles jaunes. Je me revois au bord du plateau, en plein midi, immobile devant Gischia qui dessinait « stratégiquement » l’un après l’autre les cercles d’or sur mon buste et mon ventre... J’avoue que j’étais un peu gênée... Nous étions tous logés à différents endroits dans la ville, moi très bien lotie, à l’hôtel Régina. Mais d’autres avaient eu moins de chance, notamment Jeanne Moreau, qui est arrivée le lendemain pleine de boutons, dévorée par les punaises ! À ce moment là, les quartiers situés derrière le palais étaient très pauvres, et Jeanne était persuadée qu’elle était tombée dans un hôtel de passe ! Elle a tout de suite déménagé.

En 1947, il n’y avait pas de loge. Nous devions nous habiller toutes ensembles dans la salle capitulaire. Il n’y avait pas de toilettes non plus, ni nulle part ailleurs dans le Palais, nous utilisions donc à tour de rôle l’unique seau hygiénique réclamé par Germaine Montero avec son autorité habituelle. J’ignore encore l’organisation de ces messieurs... Parmi eux : Philipe Noiret, Charles Denner, Bernard Noël, Raymond Hermantier... Je me souviens aussi d’Alain Cuny, l’ange de Tobie et Sarah qui nous impressionnait tant, car c’était une vedette de cinéma ! L’année précédente nous l’avions découvert dans Les visiteurs du soir de Marcel Carné. Il adorait mon prénom, moi qui l’ai toujours détesté. J’entends encore sa manière lente de le prononcer. Nous n’avons répété en Avignon que 4 jours... C’est-à-dire que l’après-midi nous travaillions sur Tobie et Sarah, la pièce de Claudel, dans le jardin d’Urbain V et le soir nous répétions Richard dans la Cour. Entre les deux, j’allais travailler mon texte dans l’exposition organisée par Zervos, c’est-à-dire au milieu des Matisse, Braque, Picasso et tutti quanti.

Le jour de la générale, en plein milieu du spectacle un orage éclate, nous continuons quand même. Je revois le visage de Vilar, défiguré par l’inquiétude sous son maquillage dégoulinant. Nous terminons la répétition sous la pluie. Mais que se passera-t-il demain ? « Quoi qu’il arrive nous continuerons, j’ai confiance en vous » nous dit Vilar. C’est ce soir-là que j’entendis pour la première fois les trompettes de Maurice Jarre qui résonnent encore aujourd’hui. Dans la Cour, quelques fauteuils réservés aux notables, prêtés par Noguez, l’antiquaire de la ville, et des chaises de jardin récupérées un peu partout, notamment par Maurice Clavel et Jean-Louis Curtis. Le tout pour 360 spectateurs le premier soir dont 200 invités ! À l’époque, la municipalité n’était pas du tout impliquée dans l’organisation de l’évènement, elle était même plutôt contre ! En revanche, je me souviens encore des patrons de l’Auberge de France où nous déjeunions le midi, Jeanne et son mari, dont j’ai su après qu’ils avaient fait crédit à Vilar. Un crédit largement remboursé par la suite ! Arrive le jour de la première, j’étais très anxieuse car après mon ultime répétition parisienne, Béatrice Dussane sociétaire de la Comédie-Française, notre doyenne à tous, m’avait dit : « Vous êtes charmante ma petite, mais je doute qu’on vous entende dans la Cour d’honneur. » C’est vrai qu’à l’époque il n’y avait pas de système de sonorisation ! Heureusement il n’y eu pas de vent ce soir là, et l’entrée fracassante de Germaine Montero en Duchesse de Gloucester : « je me plains à vous, je me plains à vous Seigneur, je me plains à Dieu ... », me rassura et je gravis ce fameux plan incliné, accompagnée de mes deux suivantes Anne Caprile et Jeanne Moreau. Des représentations de Tobie et Sarah dans le jardin d’Urbain V, je me souviens surtout qu’afin de ne pas glisser nous marchions pieds nus sur les pierres du mur très large où nous jouions, que l’air y était doux, que l’herbe sentait bon... Tout cela est bien loin, j’avais 21 ans, mais évoquer ces souvenirs m’émeut profondément. J’allais oublier de dire qu’à la fin de cette semaine qui allait devenir historique, nous sommes tous allés danser sur l’Île de Barthelasse. Danser de joie...

Léone Nogarède, 1947 © Pierre Auradon