La culture et les élections européennes : parler du silence
Tribune, aujourd’hui sur Libération, par Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d'Avignon et Boris Charmatz, chorégraphe et directeur du Tanztheater Wuppertal Pina-Bausch et de Terrain
Nous sommes deux artistes européens dont le travail circule à travers tout le continent. Récemment, nous avons tous deux quitté nos pays d’origine pour prendre la direction d’importantes institutions culturelles dans un autre pays d’Europe. Nous sommes convaincus que notre parcours est le fruit d’une Europe attachée à la libre circulation des idées et des personnes. Nous sommes conscients que ce qui nous a été rendu possible était hors de portée de nos aînés, eux, qui ont connu l’émigration et l’exil au cours du XXe siècle. Nous croyons qu’une Europe plaçant la diversité culturelle au cœur de la citoyenneté dispose de meilleurs outils pour envisager l’avenir. Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, nous exprimons notre profonde perplexité face au silence des candidats aux élections européennes en matière de culture dans leurs discours politiques.
À travers tout le continent, de tous bords politiques et pays confondus, la plupart des candidats font preuve d’un mutisme consternant à l’égard de la culture et des arts. Cette omission méconnaît la contribution fondamentale de la vie culturelle et de la création artistique au projet européen. Mais c’est aussi une grave erreur politique. Dans un contexte où la guerre réapparaît sur le continent et où le totalitarisme criminel de Poutine se pose en adversaire du projet européen, les campagnes électorales se focalisent sur la sécurité et les stratégies militaires, en oubliant totalement la défense de nos valeurs. Ignorer les arts et la culture équivaut à faire l’impasse sur un pan essentiel de la démocratie européenne et à négliger un outil fondamental de la liberté de pensée et d’expression. On raconte que, pour répondre à un journaliste qui voulait savoir pourquoi l’effort de guerre entraînait des coupes dans tous les secteurs du service public, à l’exception de la culture, Churchill aurait demandé : «Si nous coupons le budget de la culture, alors pourquoi ferions-nous la guerre ?». En réalité, il n’a jamais tenu ces propos. Et pourtant cette citation fictionnelle affirme ce qui devrait animer un véritable projet politique européen.
À l’heure où les démagogues populistes et nationalistes veulent ériger des murs pour empêcher tout projet d’une Europe pacifique fondée sur la libre circulation et l’hospitalité, faire l’impasse sur la culture et les arts revient à négliger des siècles de diversité culturelle. Rester curieux de l’autre, confronter diverses visions du monde, faire se rencontrer des corps différents, brasser nos idées dans la confusion féconde de la traduction : voilà des caractéristiques essentielles du passé, du présent et de toute perspective d’avenir de l’Europe.
Dans le contexte d’une société de plus en plus polarisée, en proie au racisme, à l’antisémitisme ou à l’islamophobie, exclure la culture et les arts du débat politique est une trahison de l’immense contribution à la cohésion sociale et à la diversité que les théâtres, les bibliothèques, les musées, les monuments et les festivals ont apportée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi gaspiller des décennies de décentralisation et de démocratisation culturelle, plus que jamais indispensables pour que les populations européennes prétendent à une pleine citoyenneté. Ce silence assourdissant des candidats aux élections européennes est un pas de plus vers la destruction du service public culturel, lequel n’est même pas garanti dans nombre d’Etats membres de l’Union européenne.
Les candidats démocrates de ces élections ont peut-être estimé que l’utilisation des mots «culture» ou «arts» pouvait heurter un certain électorat, séduit par les mensonges des populistes antidémocratiques qui opposent la culture populaire à une culture prétendument élitiste. Ce silence est peut-être une stratégie électorale. Si c’est le cas, c’est une grossière erreur ; une censure préalable qui cède du terrain dans un débat d’idées qui ne fait que commencer. Souvenons-nous de la journaliste et féministe Louise Weiss, qui a présidé le Parlement européen pendant un seul jour, celui de sa création. Le 17 juillet 1979, elle a déclaré : «Sauvegardons ensemble notre bien le plus précieux – à savoir notre culture et notre fraternité en cette culture.» Cet appel résume à lui seul que le projet européen d’une paix durable, bien qu’il se fonde sur des échanges commerciaux et sur les territoires, ne survivra pas sans la diversité culturelle et sans un engagement en faveur des sociétés créatives.
A ce moment de notre histoire, tandis que la crise climatique nous oblige à faire preuve d’inventivité sur la voie de la transition et d’une transformation profonde de nos sociétés, un sentiment de fin des temps nous submerge. «Le temps qui reste», comme le dirait l’historien Patrick Boucheron, est le compte à rebours d’une catastrophe à laquelle nous ne pouvons pas nous soumettre. De toute urgence, nous devons surmonter les récits de fin du monde avec de l’action immédiate, mais aussi faire émerger les premiers chapitres de nouvelles histoires. Tout véritable projet européen a besoin d’idées ouvrant de nouvelles voies. C’est justement le superpouvoir de la culture et des arts : inventer ce qui nous paraissait impossible, imaginer des débuts là où la fin semblait inévitable.
Tiago Rodrigues et Boris Charmatz