Entretien avec Marta Gornicka

Votre nouveau projet donne un espace de parole aux femmes victimes des guerres

Depuis plusieurs mois, je mène un atelier à Varsovie avec un groupe de 21 femmes touchées par la guerre en Ukraine et l’oppression de la persécution politique en Biélorussie. Mais aussi avec ceux qui les ont hébergées à Varsovie. En parallèle, je travaille avec des ethnomusicologues ukrainiens à la recherche de ce que la guerre n’a pas pu toucher : la tradition de la voix vivante et du chant ukrainien. C’est tout le paradoxe de cette guerre : elle nous permet de nous plonger profondément dans la culture ukrainienne. Le chœur est un outil pour examiner les mécanismes de défense que la guerre active en nous. Il permet de retrouver la mémoire, la voix et la langue. Non pas la voix des femmes en tant que victimes de la guerre, mais au contraire, en tant que protagonistes. Cet ensemble transgénérationnel est composé de femmes âgées de 8 à 71 ans. Elles viennent de Kiev, Soumy, Irpin, Kharkiv. Ce sont des survivantes. Elles sont réfugiées, témoins de la violence et des bombardements. Celles qui ont fui avec leurs enfants en Pologne, à Varsovie ou dans d’autres villes d’Europe et d’ailleurs, veulent parler aujourd’hui, utiliser le pouvoir de leur voix pour nommer ce qui ne peut l’être.

L’une d’entre elles, Natalia, a rapporté de Varsovie la seule chose qu’elle voulait sauver de la guerre : une bandura, un instrument traditionnel ukrainien. Cet instrument est un symbole du pouvoir de la voix et du pouvoir des femmes. Le livret de Mothers commence par une chanson qui est un rituel ancien, un souhait de prospérité, de vie et de renaissance. Ou comment trouver ensemble ce qui est vivant dans les décombres : par la réunion, par le chœur.

Vous travaillez depuis un certain temps sur cette forme de théâtre choral politique. Comment cette idée a-t-elle germé ?

Le chœur est un médium idéal pour évoquer ce qui est politique, au sens grec du terme, c’est le lieu où les sujets qui concernent les citoyens et les citoyennes sont discutés, et donc les sujets relatifs à l’État. Dans sa forme même, la parole chorale porte en elle une dimension politique forte. Cela fait déjà plusieurs années que je travaille à partir de l’esthétique d’un chœur réinventé pour le théâtre. J’ai débuté mes recherches en 2010 à Varsovie au Theatre Institute où j’ai eu la liberté d’explorer de façon expérimentale la forme chorale. Cela m’a permis de créer un nouvel alphabet pour le chœur, de déplacer mon rapport au texte, aux acteurs et actrices, aux corps et à la voix, et de tenter une exploration artistique qui a abouti en 2019 à la création du Political Voice Institute (PVI) au Maxim Gorki Theater à Berlin.

Le premier spectacle né de cette recherche en 2010 a été This is the chorus speaking only six to eight hours, only six to eight hours... à Varsovie, mais que nous avons présenté dans différents pays d’Europe. Puis il y a eu Magnificat en 2011, une pièce sur la façon dont l’église catholique s’approprie le pouvoir sur le corps des femmes polonaises, que nous avons notamment jouée en France en 2015, à Paris, Strasbourg, Lyon, Marseille et dans d’autres villes.

Le plus souvent, j’ai besoin, en tout premier lieu, de rassembler des personnes lors d’ateliers de recherche. Les participantes et participants ne se distinguent pas par leur âge ou leur classe sociale mais toutes et tous vivent des situations d’exclusions ou se trouvent au cœur des conflits. J’ai souvent travaillé dans des lieux difficiles d’accès, dans des zones de guerre. En Israël, j’ai réuni des femmes et des enfants israéliens et palestiniens avec des soldats israéliens. J’ai travaillé dans le plus grand ghetto rom d’Europe, en Slovaquie, ou en Pologne, lors de conflits majeurs autour de notre Constitution. Cette fois-ci, ce sont des femmes ayant vécu un exil, et qui sont devenues des réfugiées politiques.

Ce chœur féminin est ressenti comme consolateur et réparateur pour toute une communauté

Je considère le travail de chœur comme un immense laboratoire pour la transformation des usages de la communauté. Il n’est pas toujours un lieu de représentation du réel mais plutôt de sa sédimentation monstrueuse. Le chœur est originellement conçu comme une pratique communautaire et salvatrice pour la société plus ancienne que le théâtre. Il est nécessaire pour questionner les enjeux qui existent dans une société, il est un outil cathartique indispensable. Le chœur est le lieu par excellence de l’expression des critiques et des antagonismes sociétaux. Ainsi en rassemblant des individus de tous horizons, le chœur exprime une intelligence collective qui traverse les générations et se donne la possibilité d’imaginer l’inimaginable. C’est pourquoi je tente de connecter mon travail avec cette force de vie qui existe dans la pratique chorale et qui est en totale contradiction avec l’annihilation. C’est une histoire de pluralité, un lieu pour raconter et expérimenter ce qui nous connecte toutes et tous.

Mothers. A Song for the Wartime devient-il alors un chant d’espoir ?

Dès son origine, la pratique du chœur commence par le féminin. Une communauté de femmes qui transmet une parole et une sagesse transgénérationnelle. Les femmes se rassemblent et chantent pour soigner la communauté, pour rassembler les gens, donner de l’espoir et révéler le plus difficile, l’indicible. Mothers, The Song for a Wartime, tente de reconnecter avec l’objectif premier du chœur : la sanctification de la préciosité de la vie, guidée par cette volonté de guérison. La grande puissance du chœur est de construire ensemble, ce qui est l’opposé des systèmes répressifs. C’est pourquoi ce nouveau projet rassemble des femmes ukrainiennes en exil, réfugiées à Varsovie en Pologne, qui ont fui la guerre et les persécutions avec leurs enfants. Quel que soit le travail que j’entreprends avec le théâtre choral, il s’agit toujours de faire état des événements socio-politiques les plus difficiles et éprouvants de notre réalité, et d’offrir une nouvelle voix, un langage novateur et une vision autre de l’histoire avec un grand H ainsi que des histoires individuelles.

Mothers. A Song for the Wartime fait référence aux chants populaires shchedrivkas et à la poétesse Lesya Ukrainka entre autres…

Les shchedrivkas sont chantés par les femmes et les enfants pour accueillir une nouvelle année calendaire, à l’arrivée du printemps, et célébrer le renouveau de la nature. Ces chants rituels datant de l’époque pré-chrétienne étaient chantés autour des villages : les femmes et enfants entraient dans les maisons pour offrir leur chant à chaque personne et famille, pour souhaiter la joie, la santé et un avenir prospère. La croyance était que ces paroles allaient advenir, aussi bien le chant d’espoir que le sort jeté, et modifier le cours des choses. Il existe une multitude de chants populaires en Ukraine, il y en a un pour chaque occasion. La partie musicale du projet est importante pour moi, elle reflète la richesse des chants traditionnels ukrainiens, qui sont des chants de vie avant tout, célébrant la vie, les arbres, les oiseaux. Les poèmes pour enfants de la poétesse ukrainienne Lesya Ukrainka (ou Lessia Oukraïnka) tiennent une place centrale. Le choeur de Mothers parle, pleure, murmure, chante les poèmes, les shchedrivkas et les témoignages, mêlés à des assertions politiques contemporaines. Le langage, comme la langue, est manipulé de toutes les manières imaginables. La guerre devient le sujet central de toute pensée politique.

Le sujet de la guerre et de l’holocauste me préoccupe depuis de nombreuses années, je formule ici une réflexion à partir du travail politique de Bertold Brecht qui expliquait qu’il n’existe pas d’Histoire en dehors de la guerre. Quand j’ai monté M(other) Courage de Brecht en Allemagne, j’ai été très marquée par la résonance toute contemporaine de cette pièce. Nous savons que les civils et les femmes sont les premières victimes des guerres, nous savons que les viols de guerre sont toujours tus par la société...

« Le travail du chœur a la responsabilité de montrer ce qui tend à être enfoui, et le plus souvent caché. »

Aujourd’hui 30% des femmes sont actives dans la guerre en Ukraine. Je voulais aussi bien révéler ces attributions de rôles que leur donner une parole, afin que nous puissions enfin entendre leurs prises de position, leur rejet ou non de ces rôles et charges qui leurs sont attribuées depuis toujours.

Propos recueillis par Moïra Dalant, mars 2023