Entretien avec Tiago Rodrigues

En quoi Euripide et sa tragédie Hécube constituent-ils une source d’inspiration pour vous aujourd’hui ?

Il y a d’abord la langue. J’ai déjà travaillé à partir d’auteurs dits classiques pour des pièces qui n’étaient pas toujours destinées à des réécritures. J’avais envie de m’emparer de ce style particulier, à la fois limpide et puissant. Je voulais utiliser ces mots, ces phrases écrites il y a vingt-cinq siècles. Avec Hécube, Euripide crée une sorte de brèche dans la tragédie classique. Pour la première fois, il fait entendre l’intimité des personnages, dressant un portrait sensible basé sur leurs ressentis. Il s’agit peut-être du premier auteur qui pense et permet une lecture psychologique des protagonistes. D’une certaine manière, c’est révolutionnaire.

Au centre de la tragédie d’Euripide, la figure mythologique d’Hécube demeure assez méconnue. Qui est-elle ?

Reine de Troie réduite en esclave après la chute de la ville, Hécube voit ses enfants partagés entre les vainqueurs de la guerre. Lorsque son dernier fils, cédé au roi de Thrace, est retrouvé assassiné – son corps sans sépulture – elle orchestre sa vengeance puis plaide sa cause devant Agamemnon... Femme blessée exigeant justice, Hécube est également un symbole politique. Cette dimension m’a toujours passionné et elle atteint son paroxysme dans une pièce qui parle de la prise en compte de la vulnérabilité par la société. Ce texte est avant tout une puissante matière première qui permet de traiter la question de la représentation au théâtre, de sa dimension publique.

Votre tragédie – que vous avez intitulée Hécube, pas Hécube – s’inspire-t-elle de faits de société ?

Quand je me dirige vers une réécriture, j’ai l’habitude de travailler à partir de textes et de documents divers. Ma version d’Antoine et Cléopâtre en 2014 était autant nourrie de William Shakespeare que de Plutarque, autant de multiples lectures que de ma vision du théâtre... Je ne pense pas que cette démarche soit différente de celle des auteurs antiques : leurs pièces actualisent des mythes et des histoires qui préexistaient. Depuis quelques années maintenant, j’écris des textes. Je n’adapte pas. Je me demande comment arriver à l’œuvre choisie après un long détour. Quand je monte en 2017 The Way She Dies – en collaboration avec la compagnie belge Tg STAN – j’écris d’après Anna Karénine de Léon Tolstoï une pièce qui se trouve entre les lignes du roman : une pièce qui raconte la vie de deux couples, bousculée par la lecture d’Anna Karénine. Cette façon de travailler vient sans doute de la confiance que le théâtre m’inspire. Du rôle que peut jouer le théâtre dans nos vies. Dans Hécube, pas Hécube, les spectateurs assistent au drame personnel, intime, familial de Nadia dont le fils autiste a été maltraité au sein de l’institution qui en avait la responsabilité : une histoire inspirée de faits réels qui ont fait scandale en Suisse et que j’ai observés de près quand je travaillais à Genève. J’ai lu sur le sujet, de la littérature médicale aux témoignages, en passant par de nombreux reportages… Autant de sources que j’ai transformées en fiction et en poésie.

Comment l’histoire de Nadia rencontre-t-elle la légende d’Hécube ?

J’ai ressenti à quel point la tragédie de Nadia, comme celles de toutes les mères en lutte, résonnait avec celle d’Hécube. J’ai utilisé de nombreux fragments de la pièce, notamment dans la deuxième partie. Par exemple, j’ai gardé la longue plaidoirie d’Hécube auprès d’Agamemnon, une scène où elle dit comprendre que le sacrifice de son fils est un malheur inévitable, une convention de la guerre qui s’applique aux vaincus. Cependant, elle ne peut pas accepter que son enfant soit tué par un ami, un allié qui a, envers elle, un devoir d’hospitalité et d’assistance. Elle transforme sa douleur en combustible pour se battre et dénoncer ce que nous appellerions aujourd’hui un « crime contre l’humanité ». Elle prêche pour une Convention de Genève avant la lettre. Pour elle, la loi et les valeurs d’humanité sont au-dessus de la volonté des dieux. C’est cet aspect politique du rapport à la loi qui m’intéresse. Quand Nadia s’empare des mots d’Hécube, elle les utilise pour dénoncer un crime qui la touche mais qui excède sa pensée et sa parole : en l’occurrence, la maltraitance d’enfants vulnérables. Comme les parents attendent que l’État, dont ils dépendent, intervienne pour mettre en place des dispositifs médicaux et pédagogiques pour créer des conditions de vie correctes. Nadia se révolte contre une autorité qui se place au-dessus de la loi.

Ce rapprochement entre la figure d’Hécube et le personnage de Nadia agit sur le temps et la perception du drame qui s’en trouve ébranlée. Parlez-nous de cette construction en flash-back...

Au départ, tout est limpide pour le public comme pour les acteurs. Le public vient voir un spectacle qui parle de Nadia. Nadia est une comédienne qui répète une partie de la journée mais est aussi mère et vit un drame personnel. Au fur et à mesure des répétitions, Nadia a de plus en plus de difficulté à distinguer sa propre tragédie de celle d’Hécube. Les mots prononcés au travail envahissent son quotidien rythmé par des enquêtes judiciaires. Comme en répétition – quand je décide de commencer le travail par la fin, par exemple – le temps naturel, pour Nadia, s’efface, il n’est plus linéaire : il s’étire, se rétracte, va du passé au présent, devient labyrinthique. La pièce est tendue vers un dénouement imprévisible pour tout le monde. Cette confusion lui donne une dimension tragique. Dramaturgiquement, le rôle d’Elsa Lepoivre – jouant Nadia jouant Hécube – se révèle double. Et ce trouble se ressent quand Nadia commence à identifier des gestes et des comportements des personnages d’Euripide dans sa vie de tous les jours. En soi, elle est la seule protagoniste du spectacle. C’est elle que nous suivons. C’est à travers elle que nous vivons l’expérience de la tragédie. Les autres comédiens de la Comédie-Française interprètent deux rôles car le regard de Nadia les fait passer d’une histoire à l’autre. Personnes et personnages se confondent – c’est ce que le chœur observe. Nous sommes à cheval entre deux mondes.

Si la vision de Nadia se trouble, celle du public également : grâce aux lumières de ce spectacle – notamment – qui ont une tonalité bien particulière...

La palette de couleurs est réduite à celle de la vision d’un chien : une gamme dans le jaune et le bleu-violet. Dans la mythologie, la déesse Héra transforme Hécube en chienne pour avoir osé résister à Agamemnon. D’une certaine manière, pour moi, le combat d’Hécube s’apparente à celui d’une chienne enragée. Elle ne lâche rien, elle est animée d’une colère qui ne s’arrêtera pas tant que son fils ne sera pas secouru. Cette colère déterminée, presque animale, me rappelle celle des mères de la place de Mai à Buenos-Aires pendant la dictature. Il y a un parallèle important entre le deuil d’Hécube, son exigence de justice, et les circonstances de l’histoire. Ce deuil des mères dû aux totalitarismes ou à la négligence collective d’une société m’a beaucoup inspiré. Je me demande comment nous défendons collectivement les valeurs démocratiques et protégeons les plus vulnérables.

Comment les comédiennes et les comédiens du Français ont-ils réagi à cette proposition métathéâtrale qui tresse fiction et réalité ? Comment avez-vous travaillé avec eux ?

Un spectacle est toujours une écriture collective, fabriqué en association étroite avec toute l’équipe artistique et, en priorité, avec les comédiennes et comédiens. En ce sens, mon écriture est collaborative mais elle n’est pas basée sur des improvisations. Lors du premier jour de répétition, j’ai donné à chacune et chacun une dizaine de pages comportant des moments importants à mes yeux. Il n’y avait pas de scènes à apprendre, pas d’analyse à produire, pas de réponses à donner. Nous avons essentiellement discuté d’un texte et des contours d’un personnage qui n’existaient pas encore. Comme des enfants, nous avons évoqué les rôles, les scènes, le texte, la langue, la façon dont tout cela pourrait se jouer. Tous ont lu et relu, chacun et chacune ont fait des suggestions et j’ai pris des notes. Nos conversations, nos rêves, mes brouillons, toute la matière accumulée, déposée dans ma mémoire, m’ont permis d’écrire en pensant à l’interprétation et à la mise en scène. Quand un interprète dit Shakespeare ou Molière, il réécrit ou traduit Shakespeare ou Molière. C’est un exercice d’imagination. La vie des artistes de théâtre est peuplée de ce qu’ils ont vécu. Il y a une porosité entre les acteurs et actrices, leurs vies et leurs interprétations des mots qu’ils jouent. Il est possible que cette porosité avec l’histoire fictionnelle se soit déposée au creux de leur intimité. Toucher ces sujets avec cette troupe et écrire sur mesure pour les comédiennes et comédiens dans la langue française, c’est une des plus belles aventures de ma vie artistique.

Entretien réalisé en février 2024