En tant que chorégraphe, vous vous intéressez tout particulièrement au mouvement, à ce qui le précède et le déclenche. Comment qualifieriez-vous votre écriture chorégraphique ?
Beaucoup de chorégraphes travaillent sur la composition, la dramaturgie globale. Si mon travail relève également d’une forme d’écriture, elle concerne d’abord la facture du mouvement. J’aborde le mouvement avec le désir de développer un vocabulaire différent, spécifique au regard des nombreuses manières de penser le mouvement qui ont existé dans la danse contemporaine occidentale. Si l’on remonte à la danse classique, les grands systèmes de définition du mouvement passent par la géométrie, l’anatomie et la mécanique. Ils sont moins connus qu’en musique, par exemple, plus difficiles à énoncer ou à analyser. Une grande partie de mon travail a consisté à en proposer une analyse, d’abord pour moi-même, afin d’en avoir une certaine compréhension, pour ensuite la prolonger ou la transformer…
Close Up, votre nouvelle création, a-t-elle été également conçue avec ce désir de remise en question du mouvement ?
Il existe dans l’histoire de la danse une forte filiation géométrique, notamment chez George Balanchine, William Forsythe ou Merce Cunningham. Une autre filiation passe par une approche plus physique du corps avec le post-modernisme, chez Steve Paxton ou Trisha Brown. L’écriture se fait moins dans le tracé de lignes ou la production de formes qu’avec la dimension physique du corps. La danse est pensée en termes de forces : gravité, inertie, force musculaire… Ce qui crée des expériences corporelles différentes. J’essaie d’imaginer de nouvelles manières de vivre et d’éprouver le mouvement. Close Up poursuit en grande partie ce travail. Pour le réaliser, je me suis concentré sur des verbes d’action comme « frapper », « éviter » ou « lancer ». Ils permettent de saisir d’autres dimensions, d’étudier davantage l’accélération, le tonus musculaire, tout comme l’affect. Close Up relève également d’une dimension plus instinctive, mais cette dimension affective n’est pas enchâssée dans une forme narrative, elle émane de l’approche même du mouvement.
Si Close Up a son protocole d’écriture, votre pièce est empreinte d’une grande tonicité, elle est à la fois précise et instinctive…
Durant son parcours, chaque interprète traverse différentes techniques. Il intègre des apprentissages, des pratiques. J’invite les danseurs à dépasser les automatismes liés à ces techniques en les confrontant à des instructions paradoxales qui visent à trouver de nouvelles formes de spontanéité. Bien sûr, la situation est artificielle, mais elle a parfois le bonheur de provoquer des mouvements, des transitions entre les mouvements qui échappent aux chemins habituels et font apparaître un rapport intime et singulier au mouvement. Pour les six danseurs, ce sont des manières d’organiser le corps, de passer d’une chose à une autre, en suivant un trajet personnel. Il s’agit de se connecter à une forme d’intuition, de la convoquer et de la détourner. Je leur propose par exemple d’éviter un objet imaginaire avec un sentiment d’urgence. Ce n’est ni une danse narrative, ni une danse purement abstraite, j’essaie de travailler sur un entre-deux proche de l’expérience musicale – d’où la présence d’œuvres contrapuntiques de Bach, interprétées en live par cinq musiciens de l’ensemble Il Convito.
Que vous permettent spécifiquement ces œuvres de Bach ?
Malgré leur complexité formelle, leur dimension affective est très présente, car leurs harmonies, leurs mélodies, ne sont en rien abstraites. Elles sont parcourues de tension, elles s’avèrent tout simplement bouleversantes… Néanmoins, il est impossible d’assigner ces affects et émotions à une situation déterminée. Ces pièces furent écrites avant l’avènement de la forme sonate classique, qui relève d’une pratique d’organisation musicale précise, avec une logique d’exposition, premier thème, deuxième thème, avec des caractères bien contrastés, développement, réexposition. Cette logique ressemble beaucoup à une structure narrative, avec une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties, une résolution – comme un roman. Chez Bach, le contrepoint échappe à une telle logique linéaire. Ce qui est fascinant dans ces compositions, ce sont leurs mélodies. Leur développement est profondément polyphonique, profondément pluriel. Cette musique m’apparaît extrêmement contemporaine, car les narrations linéaires qui permettaient de rendre intelligibles nos vies et notre expérience personnelle ont implosé face à la complexité du réel, de la science, des organisations sociales. C’est l’avènement de la littérature moderne avec Joyce, Proust ou Woolf : le sens se trouve profondément altéré.
Cette absence de narration est l’un des aspects importants de vos pièces. Close Up est aussi une partition profondément humaine, où les interprètes se regardent et s’appuient sur ces regards pour reprendre parfois les gestes des autres…
La danse permet d’explorer cette mise à distance de la narration, le surgissement de formes qui témoignent d’un rapport différent à la linéarité dramatique. Si les récits linéaires paraissent dépassés, notre affectivité, nos pulsions, nos corps n’ont pas disparu ! Nous demeurons saturés d’affects. Mon travail chorégraphique tente de développer un rapport polyphonique à l’affect et à l’émotion. Les pièces contrapuntiques de Bach comportent peu de silences et de pauses. Elles se développent sans arrêt. Leur trame est continue. Elles modifient ainsi la perception du temps et de l’espace. Comme si ce bain sonore était un bain révélateur photographique, qu’il était possible d’y plonger le mouvement pour qu’il puisse s’y fixer, afin d’offrir une nouvelle acuité à notre perception. Cette musique rend visibles des inflexions minimes en temps réel.
Vous parliez de la présence subtile de la vidéo dans votre spectacle. Elle s’inscrit après la réalisation d’un film court, Fragments, dont vous reprenez les principes de filmage à mi-corps des interprètes…
Le dispositif vidéo de Close Up est très spécifique. Le théâtre à l’italienne de l’opéra d’Avignon propose une importante hétérogénéité de points de vue, du parterre au dernier balcon. Elle a orienté la conception de la chorégraphie de la première partie de la pièce où la vidéo n’est pas présente. La vidéo vient ensuite inverser cette situation. Il n’y a plus qu’un seul point de vue, celui de la caméra. Notre dispositif est sans opérateur. Les danseurs viennent devant ce cadre comme devant une petite fenêtre horizontale qui les filme au milieu du corps, au niveau du nombril. Ils savent quelle partie de leur corps est filmée, est visible. Ce n’est pas celui qui regarde qui compose l’image, mais celui qui danse. Il sait où il se trouve et ce qu’il donne à voir, il structure l’image. Ce cadrage renverse le rapport de pouvoir entre celui qui filme, qui observe, et celui qui est observé. L’interprète définit son cadre d’apparition et construit l’image qu’il offre de lui-même.
Ce désir d’un autre rapport à la danse, à la fois étudié et renouvelé, ne s’est-il pas accru depuis votre arrivée à la direction du Centre national de danse contemporaine d’Angers en juillet 2020 ?
C’est une véritable expérience que de diriger une telle institution, à la fois centre de création, de diffusion des œuvres et de la culture chorégraphique, et école de danse contemporaine. Avec le temps, le savoir et les techniques chorégraphiques des danseurs et danseuses se sont accumulés : un processus favorisé par l’élargissement de la scène chorégraphique qui s’est mondialisée. Si le phénomène n’est pas récent, il s’est en quelque sorte démultiplié, avec une remise en cause de l’hégémonie des techniques scéniques occidentales, de la danse classique à la danse moderne, avec l’arrivée de la danse hip hop, par exemple. D’un côté, c’est une ouverture fabuleuse. De l’autre, il faut du temps au corps pour maîtriser une technique. Pour le dire autrement, quand je suis entré à P.A.R.T.S. je venais de la danse classique. J’étais dans un schéma logique : déconstruire mon savoir pour construire autre chose. Celles et ceux qui arrivent à l’école du CNDC-Angers ne viennent pas en maîtrisant une technique qui serait la même pour tout le monde. Leur demande est souvent celle de repères, de bases. Comment les transmettre sans académisme ? Nous avons tellement déconstruit que nous éprouvons le désir de construire quelque chose ensemble sans remettre en œuvre les logiques disciplinaires et les rapports de domination qui les accompagnent. Néanmoins, l’intelligibilité d’un geste artistique est difficile si elle ne s’inscrit pas dans un contexte ou une histoire partagée. Ce n’est pas une question de culture élitiste, plutôt une question de création. À partir de quelles références communes échanger, discuter ? C’est un défi passionnant que nous tentons d’explorer avec cette nouvelle génération.
Après avoir œuvré dans la compagnie des Ballets russes de Diaghilev, le chorégraphe George Balanchine (1904-1983) poursuit sa carrière aux États-Unis où il cofonde le New York City Ballet. Outre son travail sur les lignes et le déséquilibre, il a contribué à libérer la danse de sa fonction narrative en se centrant sur la musique pure.
Le chorégraphe américain William Forsythe (né en 1949) a dirigé le Ballet de Francfort avant de fonder The Forsythe Company. Son approche du mouvement est fondée sur la déconstruction du ballet classique.
Le chorégraphe américain Merce Cunningham (1919-2009) a profondément renouvelé la pensée chorégraphique, notamment en incorporant à son processus de création une réflexion sur le hasard.
Figure majeure de la post-modern dance, Trish Brown (1936-2017) a fait partie du groupe expérimental new-yorkais du Judson Dance Theater dans les années 1960. Son langage fluide (silky) a eu une influence décisive sur le développement de la discipline.
Disparu récemment, le chorégraphe américain Steve Paxton (1939-2024) a lui aussi fait partie du Judson Dance Theater. S’inspirant de gestes quotidiens tels que marcher, sauter, s’asseoir, il a été le pionnier de la contact improvisation.
Entretien réalisé par Marc Blanchet en février 2024