Pouvez-vous revenir sur le processus de création d’Une Ombre vorace ?
Le plus souvent, j’écris le texte de la pièce que je souhaite mettre en scène en amont du travail au plateau et ce texte est amené à évoluer au cours des répétitions. Je dirai donc que je procède de manière plutôt classique en tant que créateur parce que je commence toujours par un récit. Ce récit peut être très ouvert, ressemblant plus à une idée qu’à un déroulé précis. Mais généralement, j’ai l’impression que les personnages et l’histoire existent dès le début et restent les mêmes jusqu’à la fin. Ils constituent le déclencheur de tout. Je travaille toujours avec la même équipe créative, le Grupo Marea. Nous sommes un collectif de quatre personnes et nous pouvons parfois passer plusieurs mois à discuter, à réfléchir et à collecter des idées. Puis arrive un moment où je m’assois pour écrire un texte. Pour Une Ombre vorace qui raconte l’histoire d’un alpiniste de haut niveau et de son double au cinéma, Mariana Tirantte, notre scénographe, a pensé le décor conjointement à l’écriture : les deux se sont nourris l’un l’autre. Le texte est plus littéraire que mes précédents, qui étaient une facture dramatique traditionnelle. Mon inspiration est liée aux romans du XIXe siècle. Honoré de Balzac, Stendhal ou Léon Tolstoï… J’ai souhaité une histoire comme un roman ou un film impossible. Une Ombre vorace est alors devenue une pièce pour deux comédiens, s‘articulant en deux monologues qui se répondent. Bien sûr, le premier défi pendant les répétitions est d’y insuffler de la théâtralité. Pendant l’écriture, j’étais obsédé par des histoires, de plus en plus nombreuses, d’alpinistes disparus et dont les corps réapparaissent dans des montagnes un peu partout dans le monde, à cause de la fonte des glaces. Comme si la nature, violentée à l’extrême par le changement climatique, nous rendait les morts qu’elle avait longtemps gardés. C’est un sujet complexe et captivant d’un point de vue fictif. Bien sûr, étant argentin, les histoires de disparus qui refont surface, surtout pour ma génération, ont forcément un double sens. Nous sommes les fils et les filles de celles et ceux qui ont été tués par la dictature dans les années 1970 et 1980. Nous avons presque tous des parents disparus, personne ne sait où ils ont été enterrés ni même s’ils l’ont été. Je ne saurai dire l’élément premier à Une Ombre vorace. Est-ce le récit ? Une idée scénographique ? Un son ?
Il s’agit de votre premier projet en itinérance. Cette proposition du Festival d’Avignon a-t-elle modifié vos habitudes de travail ?
J’avais déjà conçu des projets in situ ou des films avec le Grupo Marea, mais c’est la première fois que nous travaillons à un spectacle destiné à l’itinérance. C’est-à-dire un spectacle qui peut être joué en intérieur comme en extérieur, soit une création adaptative. La scénographie, bien qu’elle évoque la haute montagne, reste alors modeste et transformable. En plus de la souplesse de la pièce, nous devons comprendre ce territoire qui est celui des environs d’Avignon. C’est très important de bien réfléchir à ce que signifie créer une pièce pour les villages, une pièce qui n’est pas vouée uniquement à une diffusion dans les grandes villes. Nous souhaitons une relation directe au public, avec des acteurs qui s’adressent ouvertement aux spectateurs.
La pièce joue du réel et du fictionnel qui n’ont de cesse de s’imbriquer...
La pièce repose sur l’histoire de Jean Vidal, fils d’un alpiniste français mythique des années 1980 disparu lors de son ascension de l’Annapurna au Népal. À la veille de sa retraite, le protagoniste décide de suivre la voie où son père a disparu trente ans auparavant. Or, quelque chose d’inattendu va lui arriver lors de cette ascension. Quelques années plus tard, un film est tourné sur son histoire. Une Ombre vorace raconte alors l’histoire de Jean Vidal mais aussi celle de Michel, l’acteur qui joue le rôle de Jean Vidal dans ce film. J’ai toujours été fasciné par ces personnes réelles dont la vie se trouve transformée en fiction de leur vivant. Comment une fiction – ici, le film en cours de tournage – peut-elle transformer une réalité – la vie de Jean Vidal et Michel ? Que ressent le vrai Jean Vidal face à Michel incarnant le personnage Vidal ? C’est aussi une pièce qui explore les liens familiaux, notamment la relation père-fils. J’ai voulu imaginer que l’acteur avait une relation complexe à son père, lui-même acteur de cinéma expérimental dans les années 1980 : ce père avait fait partie d’une compagnie de Pétersbourg tournant en Afrique mais s’est trouvé en désaccord avec les idées colonialistes de la troupe. Il en a alors démissionné pour se tourner vers un projet plus radical et parcourir les routes de France.
Iriez-vous jusqu’à utiliser le mot « documentaire » pour qualifier votre travail ?
Nous ne proposons pas une pièce documentaire mais nous jouons avec l’idée d’un faux documentaire où des interprètes présentent, de façon assez frontale et naturaliste, leur véritable histoire. Toute la pièce est alors construite sur l’idée du double : il s’agit de Vidal, une « vraie » personne, et de Michel, l’acteur qui joue Vidal, mais il y a aussi Vidal qui tente de répéter la même ascension que son père trente ans auparavant. L’idée d’être un autre, d’être un double de soi, est omniprésente dans la pièce. Avant ce projet, il y a deux ans, nous avons travaillé à un film intitulé Le Public, qui raconte des histoires fictives de spectateurs. Nous les suivions à la sortie de la salle pour cerner l’impact du théâtre sur leur vie privée. Nous avons été fascinés par ces personnes qui viennent voir nos spectacles. Qui sont-elles ? Quel âge ont-elles ? De quelle classe sociale sont-elles issues ? Avons-nous un impact sur elles ou non ? Ce film sera projeté dans le cadre des Territoires cinématographiques du Festival d’Avignon. Il documente notre travail et montre notre démarche auprès du public.
Vous évoquez également Pétrarque et son ouvrage L’Ascension du mont Ventoux écrit en 1336...
Il s’agit d’un livre fascinant à bien des égards. Il est particulièrement pertinent pour deux raisons au regard de notre projet : le mont Ventoux est situé tout près d’Avignon et, même si Pétrarque présente son expédition comme parfaitement réelle, il est aujourd’hui pratiquement certain qu’il s’agissait d’une fiction, sortie de son imagination. Pétrarque écrit que la personne descendue de la montagne n’est plus celle qui l’a gravie : comme une sorte d’engloutissement de lui-même. On a coutume de dire qu’il aurait gravi le Ventoux comme un homme du Moyen Âge et en serait descendu comme un homme de la Renaissance, le futur promoteur de l’humanisme. Que ce récit se soit révélé faux interroge la frontière entre la fiction et la réalité. De la même manière, je m’amuse avec le sens de réel. Nous n’utilisons pas de vidéo ou d’images pour prouver que l’histoire de Jean Vidal est vraie, et le personnage joue avec ce doute. Toutefois, il n’est pas fondamental pour la pièce que les gens croient à une réalité. Le public fait l’expérience d’une fiction présentée comme une chose réelle et c’est cette expérience-là qui est réelle.
L’ascension revêt-elle un sens métaphorique ?
Oui, il ne s’agit pas simplement d’escalader une montagne mais de changer de perspective, avec tout ce qu’il peut y avoir de mystique dans cette rencontre avec la nature. Dans le livre de Pétrarque, l’idée de s’élever vers Dieu est très présente. Bien sûr, le monde a changé depuis cette époque : dans le système capitaliste, s’élever a une signification et des conséquences bien différentes. La montagne focalise en outre d’autres thèmes d’actualité, tels que le changement climatique que l’on peut mesurer à travers la fonte des glaciers…
Entretien réalisé par Moïra Dalant en février 2024