Avignon, une école, s’inscrit dans une série de plusieurs mises en scène avec de jeunes comédiennes et comédiens. Quelle en est la genèse ?
En 2020, le Festival d’Automne et l’Adami m’ont proposé de créer une pièce en compagnie de jeunes acteurs qui sortaient d’écoles de théâtre. Cette création,intitulée Le Chœur, s’est faite avec des personnes que je ne connaissais pas – une première pour moi ! Je me suis retrouvée à devoir leur préciser la manière dont je travaille, leur transmettre les matières que je traverse pour fabriquer une pièce et sur lesquelles je ne posais habituellement pas de mots. J’éprouvais une forme de responsabilité à leur égard. En échangeant avec eux, je me suis aperçue qu’ils avaient souvent une connaissance assez réduite de leur pratique d’acteurs. On leur avait enseigné l’histoire du théâtre de façon classique, du point de vue des metteurs en scène et des auteurs – plutôt des « hommes blancs » –, jamais du point de vue des acteurs. Cette expérience a fait naître le désir de créer une autre pièce, avec quatre des interprètes du Chœur, intitulée Une autre histoire du théâtre : une pièce qui entremêle les recherches théoriques que je leur transmettais chaque matin et des documents d’archives, afin de dégager ce qui, selon eux, « fait théâtre » aujourd’hui. Il s’agissait de traverser des archives en se demandant en quoi elles nous concernent au présent : l’après-midi, ils improvisaient à partir de récits théoriques partagés le matin. Ils m’apportaient des scènes qu’ils avaient envie de jouer et « copiaient » des documents : j’ai vite remarqué la capacité de ces gens âgés de 20 à 25 ans à le faire avec une grande dextérité !
Avez-vous procédé dans le même état d’esprit pour Avignon, une école ?
Pour cette pièce de sortie de troisième année des comédiens et comédiennes de La Manufacture de Lausanne, j’ai cherché un terreau commun qui servirait de base. Le théâtre n’est pas seulement là pour rassembler mais aussi pour diviser, disait en substance Jean Vilar. Cette promotion en est l’illustration parfaite ! Au fond, le Festival d’Avignon porte depuis toujours cette dissension entre les pièces, les esthétiques et les artistes. Il incarne un vrai lieu de débats. À travers toutes sortes d’archives que nous avons exploitées, Avignon, une école témoigne de cette diversité. Nous avons puisé dans cette matière pour que ces jeunes gens se racontent aujourd’hui.
Quelle est votre méthode ?
J’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur Avignon, j’ai questionné les équipes actuelles et passées du Festival, dégagé différentes sources d’information… Vous pouvez imaginer que je n’ai pas manqué de matière ! De quoi faire des pièces pour dix ans ! Partant de là, j’ai fait des résumés, je leur donne à voir et à entendre certains documents, pointant des moments-clefs, des œuvres majeures ou des spectacles qui me paraissent incontournables. Nous partageons tout sur un drive et ce sont eux qui font émerger de cette mémoire commune ce qui leur semble important aujourd’hui.
Comment exploitez-vous, à partir de ces archives, cette interaction entre vos recherches, vos propositions et les leurs ?
Ce qui m’intéresse, c’est comment ils et elles réagissent à ces archives et aux questions qui en naissent. Leur connaissance du théâtre part de références souvent récentes. Je les guide en attirant leur attention sur des choses plus anciennes. Ce qui est beau avec le Festival d’Avignon, c’est que ce n’est pas uniquement une histoire des esthétiques et des formes : c’est aussi une histoire des spectateurs, de la critique et des politiques culturelles. C’est, somme toute, l’histoire d’un débat permanent où les remises en cause viennent autant des politiques et des artistes que des spectateurs. Sans oublier les scandales, et pas seulement en 1968 ou en 2005 : par exemple, quand Jean Vilar monte une pièce de Georg Büchner, un auteur allemand, quelques années après la guerre ! Ce côté « c’était pas mieux avant, ce sera pas mieux après, c’est juste différent » me plaît… Comment ces jeunes artistes peuvent-ils se construire à travers ça ?
Vous venez à la fois du théâtre, de la danse et de la performance. Vos mises en scène impressionnent par la précision du jeu, du mouvement, l’énergie du texte sur le plateau… Comment travaillez-vous le corps avec de jeunes acteurs et actrices ?
Outre le cours de danse par lequel nous commençons chaque jour les répétitions, l’idée d’une forme précède toujours l’idée d’un texte. Quand je fais une pièce comme Le Chœur, je mets en jeu des principes qui me permettent de travailler cette choralité. Le texte n’apparaît qu’après. Pour Une autre histoire du théâtre, ce sont l’histoire et la lumière sur les corps ou les situations qui primaient. La mise en scène est pour moi une mise en corps : j’écris des espaces de jeu pour mieux faire entendre la langue. Pour Avignon, une école j’ai voulu me laisser guider par la forme de l’archive et son évolution au cours du temps. Cette archive est d’abord sonore puisque nous ne disposons que de l’enregistrement des voix. Elle devient ensuite visuelle mais statique – en noir et blanc : pendant longtemps nous n’avons que des photographies. Enfin, l’image animée et la couleur font leur apparition… En outre, l’étude de la reproduction des documents de travail permet de comprendre précisément comment les metteurs en scène composent leurs spectacles : c’est passionnant.
Avignon, une école explore cette diversité, avec un humour constant. Qu’avez-vous appris de ces comédiens et comédiennes ?
Avec ces deux mises en scènes récentes dont je parlais et qu’Avignon, une école vient encore approfondir, j’ai l’impression que nos transmissions sont réciproques. J’apprends beaucoup d’eux : leur point de vue de jeunes gens est extrêmement riche. Être dans la nécessité de leur dire pourquoi je fais les choses m’a amenée à préciser ma démarche. Ces pièces, dans leur élaboration, se situent entre la transmission et la création. Les spectateurs reçoivent ce que nous avons construit en l’apprenant. C’est un endroit de partage très fort. Dans mon travail, apprendre relève aussi de réponses formelles assez simples : continuer à être ce que je suis, ne pas se noyer dans les archives, faire mes mises en scène avec une sorte de pauvreté de moyens et d’urgence : pas de décor ni de costumes. Ma vigilance, c’est – face à ces archives – de rester au présent sans jamais verser dans l’hommage ni l’hagiographie. Ce titre, Avignon, une école, dit une chose avant tout : apprendre mieux – à partir du Festival d’Avignon – qui nous sommes aujourd’hui.
Le texte est très présent dans votre travail. Il est inséparable d’une dimension très physique. En outre, vous n’avez jamais mis en scène de pièces de théâtre. Comment travaillez-vous ce rapport aux mots, empreint d’humour ?
Les projets déterminent l’enjeu du travail. Si je travaille sur le philosophe Michel Foucault et son texte L’ordre du discours, il s’agit de transmettre le sens du texte. C’était différent lorsque je passais commande au poète Pierre Alferi, avec qui j’ai travaillé jusqu’à sa disparition… Pour Avignon, une école, j’écris, je fais improviser les acteurs, puis j’écris à nouveau à partir de cette matière. Je peux donc travailler une improvisation, la retravailler des semaines et des semaines en l’éprouvant physiquement. C’est une forme d’écriture de plateau, même si elle reste très guidée intellectuellement afin de rester connectée aux temps de recherche théorique. En fait, je suis une collagiste. Les artistes que j’aime ne procèdent pas autrement. La dernière image est produite par celui qui regarde. Tout est donné à voir : je déplie les formes, rien n’est caché sur le plateau. Je fais confiance en celui qui regarde. Concernant la mise en scène de textes à l’origine « non théâtraux », je tiens à dire que les spectateurs sont prêts à tout et ce depuis longtemps. L’histoire des avant-gardes a mis à distance la linéarité des pièces, et la pensée rhizomique des spectateurs existe. Il y aura toujours des gens qui pensent que le théâtre doit être sur un schéma narratif linéaire. Toutefois, je n’ai aucun parti pris sur le théâtre à faire ou ne pas faire aujourd’hui. Il en existe une multitude. Je ne m’interdis rien. Je trouve juste la forme par rapport à une recherche et des textes. Avec l’envie de fabriquer de nouveaux récits aujourd’hui. Jusqu’à présent, je ne les ai pas trouvés dans des textes théâtraux. Quant à l’humour, je ne sais pas faire autrement !
Entretien réalisé par Marc Blanchet en février 2024