Entretien avec Caroline Guiela Nguyen

LACRIMA semble s’éloigner du mélodrame pour explorer la tragédie. Est-ce un changement intentionnel de votre part ?

Certains ont décrit mes précédents spectacles comme relevant de ce genre du mélodrame mais je n’ai jamais employé ce mot. La tragédie est une source d’inspiration majeure pour moi. Écrire, c’est souvent se confronter à des situations tragiques. Par exemple, SAÏGON met en jeu des destins déchirants, des personnes qui quittent leur pays et ne se reverront peut-être jamais. Le mot « mélodrame » semble atténuer la violence, minimiser l’importance de ces vies bouleversées. Pour moi, il s’agit toujours de tragédie.

Votre spectacle s’intitule LACRIMA. Pourquoi ce titre ?

C’est un motif qui m’intéresse profondément et qui guide souvent mon écriture. Ce titre découle de cette préoccupation constante. Choisir un titre deux ans à l’avance nécessite une certaine assurance pour indiquer une direction que nous pensons suivre. LACRIMA incarne parfaitement cette orientation. Les larmes, l’émotion, sont des éléments fondamentaux et assumés de mon travail. Je pense qu’il est important de rappeler que le moteur de beaucoup d’histoires est le tragique. À travers une histoire contemporaine des larmes, nous menons une réflexion sur les émotions humaines et leurs expressions à notre époque.

Qu’est-ce qui vous a poussée à choisir le thème de la couture ?

L’histoire de la couture s’est imposée pour sa dimension chorale et sa capacité à rassembler un large public. Pour moi, la couture et la dentelle sont liées au secret, elles évoquent une forme de protection face à la violence du monde. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec l’artiste japonaise Rieko Koga, qui a cousu à la main ces phrases sur du lin : « Selon une vieille croyance japonaise que je partage toujours, les points de couture ont un pouvoir magique. Les vêtements que me faisait ma mère quand j’étais petite fille me couvraient toujours de son grand amour. Et leurs points de couture sur leur dos me protégeaient de l’angoisse et la peur. » Ces mots m’ont beaucoup inspirée. Le spectacle suit l’histoire de la création d’une robe de mariée, mais aussi les parcours de trois personnages principaux : Marion à Paris, Thérèse à Alençon, et Abdul à Mumbai. Chacun doit faire face aux violences liées à leur travail et aux événements qui font basculer leur vie. 

Avez-vous mené des recherches sur le sujet ?

Outre le temps passé dans l’atelier de costumes du TNS, j’ai rencontré de nombreux artisans – des modélistes, des patronniers… L’idée de la présence d’un voile m’a menée vers la dentelle d’Alençon. Je suis allée sur place, à la rencontre des dentellières, détentrices d’un savoir-faire très puissant. Je me suis rendue dans les ateliers à Mumbai et ce séjour a donné lieu à un coup de théâtre : je voulais jusque-là tout centrer sur des parcours de femmes. Or, à Mumbai, les broderies sont traditionnellement réalisées par des hommes musulmans : c’est un métier qui se transmet de père en fils et les brodeurs indiens sont réputés être les meilleurs au monde. Ils sont porteurs d’un savoir-faire inégalé et c’est leur travail que l’on voit à travers les plus belles réalisations des défilés de haute couture. Je ne pouvais tourner le dos à ce sujet. C’est ainsi qu’est née mon écriture : en partant à la rencontre de ces hommes et ces femmes qui ont de l’or dans les mains.

En quoi vous êtes-vous déplacée dans votre manière de créer ?

Dans LACRIMA des actrices et acteurs jouent plusieurs rôles. Je ne l’avais jamais fait. J’ai une telle obsession pour la vraisemblance et la crédibilité que le fait qu’un comédien puisse jouer deux personnages m’avait toujours paru impossible. J’ai décidé de le faire pour la première fois dans LACRIMA : j’avais envie de remettre en question cet aspect de mon travail car j’avais besoin de cette liberté d’écriture. Par ailleurs, même si l’interaction avec les comédiens et le plateau reste essentielle dans mon processus créatif, je signe seule le texte pour la première fois – sur les projets précédents, le texte était crédité : « Caroline Guiela Nguyen avec l’ensemble de l’équipe artistique de la création » – parce que cela correspond à la réalité. J’attache beaucoup d’importance à ce que mon travail puisse toucher un large public. Nous avons une approche très narrative et sérielle, où chaque détail est important pour construire le suspens et susciter l’engagement du spectateur.

Comment gérez-vous la coexistence des trois lieux sur un même plateau ?

Nous sommes dans un atelier de fabrication où nous passons d’un lieu à l’autre. Il n’y a pas de changement de décor, mais plutôt une approche moins réaliste. Il y a plusieurs lieux en un, les coulisses sont en partie apparentes. Il y a une théâtralité de l’espace assumée.

Entretien réalisé en février 2024