Entretien avec Boris Charmatz

Avec trois projets et un certain nombre de rendez-vous publics, vous êtes l’artiste complice de cette 78e édition. Comment avez-vous choisi les spectacles présentés ? Quel a été le fil rouge de cette « complicité » ?

J’ai beaucoup dialogué avec Tiago Rodrigues sur la présence du Tanztheater Wuppertal au Festival d’Avignon, cinquante ans après sa création et quatorze ans après la disparition de Pina Bausch, sa mythique fondatrice. Faire venir cette compagnie – dont je suis directeur depuis 2022 – n’est pas anodin ! Très vite, nous avons décidé de créer des espaces de rencontres et de débat plus vastes, qui ne soient pas uniquement orientés sur mon travail ou celui de Pina Bausch. Il s’agit plutôt d’échanger autour de thèmes qui traversent les pièces présentées au regard de la philosophie du Festival d’Avignon : un Festival qui interroge nos fondamentaux dans une perspective d’avenir. D’une certaine manière, c’est ce que propose ce programme. Avec Forever, créé à partir de Café Müller, je me demande comment amener une pièce majeure du répertoire contemporain vers le futur. Liberté Cathédrale, ma première création pour le Tanztheater Wuppertal, représente plutôt le présent de la compagnie. CERCLES, qui n’est pas une pièce mais plutôt un espace ouvert de recherche, me permet d’interroger ce que pourrait être le futur de la compagnie. Dans ces trois pièces, passé, présent et futur se mêlent. En quelque sorte, ce programme est un jeu avec le temps.

CERCLES est un atelier qui invite 200 personnes à participer à une recherche sur les danses circulaires. Comment est née l’idée de ce projet ?

Je voulais me pencher sur cette figure récurrente du cercle dans l’histoire de la danse. Les formations en cercle ont une tradition importante qui va des représentations antiques aux danses folkloriques traditionnelles de tous les continents, en passant par le ballet classique, jusqu’aux chorégraphies contemporaines. Au départ, j’ai eu envie de reprendre le principe de La Ronde, que j’ai créée en 2020, composée de duos inventés pour l’occasion et de moments iconiques issus du répertoire chorégraphique occidental (de Don Quichotte aux pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker). Finalement, j’ai abandonné l’idée d’extraits chorégraphiques et j’ai préféré voir comment nous pourrions donner de nouvelles formes et dimensions à ces cercles, notamment à partir de la mémoire des danseuses et des danseurs. Ce moment de recherche exceptionnel et unique en soi est aussi, pour le public, une occasion de voir et de comprendre ce qu’est le travail de danse.

Tout au long de votre carrière, vous avez très régulièrement dansé avec et fait danser des amateurs et amatrices. Concrètement, comment travaillez-vous avec ce groupe XXL ? Qu’est-ce que cela vous apporte ?

Avec Terrain, nous avons d’abord formé un groupe de onze danseuses et de danseurs professionnels pour encadrer cette performance. Après un appel à participation, nous avons ensuite constitué un groupe hétérogène d’amateurs et d’amatrices de plus de seize ans et d’élèves en cursus artistique, en tenant compte d’une diversité d’âges, de cultures et de pratiques corporelles. Dès le 26 juin, et pendant trois jours, nous nous retrouvons lors d’ateliers avant de convier le public du Festival d’Avignon à assister aux sessions des 29, 30 juin et du 1er juillet, où il peut voir un artiste et son équipe au cœur d’un processus de travail. Ces rendez-vous avec de grands groupes d’amateurs et amatrices me permettent de déplier et d’élargir une certaine perception de la danse. De la donner à voir, de l’expérimenter autrement que sur une scène de théâtre. Il y a quelque chose de très concret à se retrouver avec des personnes non professionnelles. Cela m’informe et me transforme ! Pour moi, la question n’est pas de savoir ce que je peux faire avec elles mais plutôt qu’est-ce que cela nous fait, collectivement, d’appeler des matériaux chorégraphiques connus, de les interroger, de les réinventer, de les interpréter… Cela m’offre la possibilité de tester de nouvelles idées et d’explorer des formes de mouvement qui pourraient ne pas être traditionnellement associées à la danse professionnelle. C’est donc un moyen de repenser les normes de la performance, de permettre une expression plus libre.

Ce grand nombre de participantes et participants vous amène à danser dans un espace non conventionnel : le stade Bagatelle sur l’île de La Barthelasse…

Effectivement, cette approche s’inscrit dans une volonté de déplacer la danse en dehors des espaces traditionnels, tels que les théâtres, et d’explorer de nouvelles relations entre le mouvement et l’environnement qui l’entoure, à l’instar de ce que j’ai déjà pu faire dans la rue, sur des places, dans des musées ou encore dans des galeries. Ici, j’aime le fait qu’il n’y ait pas de gradins, de plancher, que les spectateurs et spectatrices soient assis en cercle autour de nous ou puissent nous regarder depuis le pont. C’est un processus de travail très horizontal, j’ai presque envie de dire « démocratique » puisque nous sommes tous sur le même plan ! Ce type de travail et de rencontre ne crée pas seulement une richesse de mouvements et d’expressions mais aussi de points de vue.

Ce rendez-vous est-il le point de départ d’une prochaine création ?

J’aime beaucoup l’idée de réunir des gens dans des espaces non conventionnels pour assister à des happenings, à des surgissements. Je ne sais pas encore si cela deviendra une pièce. Ce qui est certain, c’est que je commence au Festival d’Avignon une nouvelle ligne de travail.

Entretien réalisé en janvier 2024