Comment Lieux Communs est-il devenu un thriller théâtral ? Quel a été l’événement déclencheur – dans l’actualité, par exemple – qui vous a incité à fictionnaliser ce fait divers ?
Le projet est né de l’observation d’une des constantes de mes précédents spectacles : ils s’inscrivent tous dans un lieu fixe au sein duquel un groupe d’humains livre bataille pour tenter de faire communauté. C’est par le rapprochement de ces deux notions que m’est apparue celle de Lieux Communs. En y réfléchissant, je me suis aperçu que c’était devenu l’un des principes actifs de notre époque qui est extrêmement polarisée, où nos existences sont soumises à des expositions permanentes, au risque d’être réduites à des amalgames ou à des raccourcis systématiques. Dans ce climat propice aux conflits, nous alimentons parfois, à notre corps défendant, les dispositifs d’assignations que nous subissons. Lorsqu’une situation nous expose, nous prenons le risque d’apparaître comme une caricature de nous-même, parce que nous sommes sur la défensive. Quelle place reste-t-il alors pour l’incertitude, pour l’expression d’une vulnérabilité ? Ce texte est plutôt parti d’une réflexion théorique, voire existentielle sur notre rapport tourmenté à « l’irrésolu ». C’est autour de ce concept que le régime de la fiction m’est apparu. Le thriller a l’avantage de mettre en place une enquête, qui a quelque chose de très jubilatoire, mais qui est alimentée ici par des questions plus profondes sur les notions de représentation et de qualification de la vérité. Le fait divers qui tient entre elles toutes les situations de la pièce crée un paysage éruptif, pour que s’expriment des contradictions et des ambivalences entre lesquelles il est très difficile de trancher.
Au cœur de ces « lieux communs », il y a un bourreau et une victime, autour desquels gravitent des personnages qui sont tous et toutes touchés par ce drame. Qu’avez-vous souhaité faire émerger de leurs confrontations ?
Les deux protagonistes principaux sont quasiment absents de la pièce, parce que la victime est plongée dans un espace fantomatique et que l’identification de l’accusé repose sur des présomptions. Ce qui est observé surtout, c’est la déflagration sur l’entourage des enjeux de qualification autour de ces deux personnages, car on ne sait pas, au final, si l’homme est coupable. Ce que l’on peut affirmer, c’est qu’ils sont tous les deux les héritiers d’un certain virilisme, un thème qui est pour moi central dans la pièce, et qui pourrait se définir ici de deux manières : d’une part, un virilisme de conquête généré par la loi de la jungle où prévaut la raison du plus fort. C’est le système colonial, le patriarcat, c’est la finance ; tous ces espaces où l’homme de pouvoir exerce sa domination et sa force dans l’extension de sa juridiction. De l’autre, il y a un virilisme de défense qui s’arme dans le présupposé d’une lutte à mort et dont le dessein est de masquer toute vulnérabilité au prétexte qu’elle contiendrait un risque trop élevé d’anéantissement. Il est dit du père de la victime qu’il est un homme important d’extrême droite. La victime serait donc plutôt l’héritière du virilisme de conquête, tandis que l’accusé, parce qu’il est inscrit dans une lignée d’hommes discriminés, serait l’enfant d’un virilisme de défense. Ces deux modalités ont en commun d’agir comme des sécrétions corrosives qui refondent les affects en une unité rigide et violente. Quant aux autres personnages, je n’entretiens jamais de rapport moral avec eux, puisque je m’emploie à ne pas les juger. Ils mettent au jour des conflictualités qui nous traversent. Ils permettent aussi au théâtre de devenir le lieu de la dissection de nos affects. Ce n’est pas une forme de relativisme, mais une invitation à la vigilance quant à la part de dogmatisme qui sommeille en chacun d’entre nous.
La pièce est divisée en trois parties comme autant de points de vue. Vous défendez une dramaturgie de l’irrésolu. Existe-t-il pour autant la possibilité de s’émanciper de ces terrains minés et archétypaux ?
Je ne sais pas si l’objectif est de s’en émanciper, mais au moins de trouver les chemins pour nommer ces terrains minés. Dans les deux premières parties de la pièce, nous sommes dans un théâtre de situation. C’est le temps de la reconstitution. Nous « rejouons » les scènes du drame pour essayer à chaque fois de mieux les comprendre et les décortiquer. À la fin de la deuxième partie, nous aboutissons à une scène de violence paroxystique qui va engendrer une impasse mais qui va créer aussi un nouveau cadre perceptif, un autre usage du langage. La troisième partie devient plutôt un théâtre de récit. Les acteurs et les actrices n’ont plus la fonction d’être ces personnages que nous observons par le trou de la serrure, pris par des destins qui les dépassent. Ce troisième mouvement permet de restaurer leur fonction de témoins, à la place du public. Ils partagent alors avec nous une intériorité à laquelle nous n’avions pas accès dans les deux premières parties et nous permettent, peut-être, de réviser notre jugement. J’ai appelé cette dernière partie des « citations à comparaître », pour reprendre la sémantique du procès. Le rapport des interprètes au public se modifie peu à peu pendant la représentation et transforme ce thriller en une aventure théâtrale. Étant donné que nous sommes dans une temporalité post-factuelle et que les faits sont dilués dans les interprétations des personnages, la pièce sera reçue en fonction des points de vue de chacun et chacune, puisque je n’apporte pas de résolution. Je crois que c’est dans ce temps de partage, dans cette mise en activité de la responsabilité éthique et politique du public qu’une réponse émancipatrice pourra se trouver. L’idée que je souhaite partager, et qui est un peu brechtienne, c’est que cette histoire « aurait pu » se passer autrement. Elle aurait pu avoir un autre dénouement, si seulement les personnages avaient pu s’extraire des structures qui les enferment. Je trouve que cette idée contient une euphorie, parce qu’elle nous rend actifs et nous renvoie à notre pulsion de vie.
Votre pièce parle aussi d’œuvres d’art, avec la présence d’un restaurateur de tableaux. Sont-elles une sorte de fil rouge de la pièce ?
La question du représentable et de l’irreprésentable et la dualité entre abstraction et figuration m’ont rapidement entraîné vers le champ de la peinture. Depuis la Renaissance, la peinture est une fenêtre sur le monde, dans le but de le reproduire sur une surface plane. Pour Pierre Soulages, la peinture est un mur. Nous avons exploré cette dialectique du mur et de la fenêtre dans la scénographie. Avec ces deux paradigmes de l’abstraction et de la figuration, nous avons imaginé un décor vertical : un grand mur, comme l’arrière d’un théâtre, avec des fenêtres qui ouvrent sur des espaces figuratifs, dans un jeu d’opacité et de transparence. Cela me permet d’opérer un focus sur les quatre situations (le commissariat, les coulisses d’un plateau télé, d’un théâtre, l’atelier du réparateur de tableau) et de créer un continuum entre ces situations, comme des plans-séquences enchevêtrés. Ensuite ces quatre lieux éclatent et l’espace devient plus métaphorique. Il n’y a plus d’assignation géographique et nous entrons dans la submersion poétique. Une autre référence picturale qui m’intéresse ici est une œuvre du peintre russe Ilia Répine, Ivan le Terrible tue son fils. C’est un tableau qui est régulièrement exposé et saccagé par des personnes appartenant à l’orthodoxie russe, pour qui cette œuvre représente une forme de propagande de l’Occident contre la Grande Russie. Elle met en scène un autocrate qui, sous l’emprise de la colère, assassine son fils. Mais dans les yeux du père, c’est l’effroi. Un regard saisi de remords. Et c’est l’expression de cette faiblesse, de cette incertitude, qui en fait une chose impossible et transforme ce tableau en une propagande occidentale. Parce que cet homme ne peut pas être faible. J’y retrouve encore des résonances avec les questions du virilisme et de la vulnérabilité. Dans l’histoire de ce regard, il y a aussi l’acte douloureux d’un artiste qui se questionne sur le bien-fondé de la réhabilitation de ce père meurtrier. En faisant transparaître sa faiblesse, avec quelle part de monstruosité pactise-t-il ? Dans les carnets de ce peintre, je peux lire que ce tableau le torturait presque et qu’il a été très difficile pour lui de le finir. Ici le tourment de l’âme et l’acte de création vont de pair. Nous retrouvons cette question chez la metteuse en scène qui souhaite monter le recueil de poèmes d’un homme accusé de meurtre. Il y a dans son geste quelque chose d’insupportable, d’incompréhensible, et pourtant, cette ambivalence me permet de décloisonner des rôles factices qui se résument souvent à dire qu’il y a d’un côté des monstres pour incarner le mal absolu et de l’autre des victimes pour porter le masque de l’innocence perpétuelle. Il y a bien sûr un risque à porter cette parole aujourd’hui, cela pourrait même passer pour une provocation aux yeux de certains, mais je crois que c’est en débordant de son cadre, en poursuivant ses effets après la représentation, que ce spectacle a un rôle à jouer.
Entretien réalisé par Marion Guilloux en janvier 2024