L’exposition que vous consacrez à Alain Crombecque permet de découvrir son parcours, de sa jeunesse à la direction des Festivals d’Automne et d’Avignon…
C’est un homme de théâtre mystérieux, qui n’a jamais fait de mises en scène et n’a écrit quasiment aucun article : un taiseux, en quelque sorte. Et pourtant, tous ceux qui l’ont côtoyé parlent à son propos d’une « présence » exceptionnelle. Nous avons conçu cette exposition à la Maison Jean Vilar en privilégiant la part de l’intime. La personnalité unique d’Alain Crombecque a touché nombre d’artistes, son énergie les a accompagnés dans la création, beaucoup reconnaissant en lui une figure de mentor, en tous les cas d’interlocuteur important. Un « regard » porté sur leur travail. C’est ce rapport singulier entre un homme et des artistes que nous mettons en lumière à travers de nombreux documents. Un témoignage filmé résume tout de son engagement : « On ne fait jamais relâche. Je vais au théâtre tous les soirs. » Nous avons retenu la première phrase de cette confidence pour titre de cette exposition, qui sera complétée par deux jours d’hommage, les 6 et 7 juillet.
Comment expliquez-vous la place si singulière qu’il a occupée dans le paysage théâtral ?
Elle s’explique en partie par son parcours, que nous avons choisi d’exposer à travers quelque trois-cent-cinquante pièces, dont plus des trois quarts proviennent de sa collection personnelle : tout ce qu’Alain Crombecque a rassemblé durant son existence, les souvenirs de sa propre vie, de ses rencontres, de ses aventures théâtrales. Nous montrons ainsi le journal écrit par sa mère à propos de sa naissance en 1939, à Lyon. Il naît pendant la guerre dans un environnement difficile – une partie de sa famille est juive. Les visiteurs peuvent voir les papiers d’identité de sa famille sous l’Occupation, tamponnés par le régime de Vichy : tous ces documents intimes et familiaux qui, de l’intérieur, retracent cette traversée du siècle. Lyon en 1940 fait penser à L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville : nous sommes en plein cœur de l’Histoire, de la manière la plus tragique qui soit. Alain Crombecque porte en lui ces premières années : il se forge tôt une conscience politique qui l’incite ensuite à s’engager à l’Unef, le syndicat étudiant. Il en devient le responsable culturel durant la grande période du théâtre étudiant des années 1960, avec le festival de théâtre universitaire de Nancy. Il rencontre des artistes argentins en exil : Copi, Alfredo Arias, mais également Jérôme Savary et le Magic Circus… C’est un spectateur actif ! Exposer sa collection personnelle – en collaboration avec son épouse Christine – permet de découvrir tout ce qu’il a gardé de ses débuts : dessins d’enfants, cartes d’étudiant, objets rapportés de ses voyages, beaucoup de photos, sans oublier sa bibliothèque, qui est une pièce maîtresse ! Nous proposons un parcours chronologique intime jusqu’à ce qu’il prenne ses fonctions d’attaché de presse et rejoigne les Festivals d’Automne puis d’Avignon.
Comment devient-il successivement directeur de ces deux lieux ?
Attaché de presse auprès de Michel Guy en 1972, il lui succède à la tête du Festival d’Automne de 1974 à 1977 alors que celui-ci est nommé secrétaire d’État à la Culture. Au retour de Michel Guy, il part travailler aux côtés de Patrice Chéreau et Catherine Tasca au Théâtre Nanterre-Amandiers. C’est encore Michel Guy qui l’incite à prendre la direction du Festival d’Avignon de 1985 à 1992, date à laquelle il revient au Festival d’Automne où il restera jusqu’à sa mort en 2009.
Quelle fonction résume le mieux – selon vous – son activité ?
Quand on parle d’Alain Crombecque, le terme de programmateur est sans doute trop limitatif. Il appartient à l’histoire culturelle française, comme une sorte de figure de proue du monde théâtral. Il a inventé son métier. Il a permis que certains artistes, certains spectacles, nouent des liens étroits avec des institutions et leurs publics : au Festival d’Avignon, c’est Peter Brook avec le Mahabharata en 1985 ou Antoine Vitez avec Le Soulier de satin en 1987.
Revenons sur ces trois périodes de direction de festivals. Quel type de directeur était-il ?
Que ce soit en tant qu’attaché de presse ou directeur, il a été au bon endroit au bon moment et – serait-on tenté d’ajouter – à bonne école, avec Michel Guy. Michel Guy était homme de grande culture, un dandy de droite dans un milieu de gauche. Alain Crombecque savait passer outre ces divergences, ce qui lui a permis de rencontrer des personnes dont les opinions s’écartaient des siennes, mais qui avaient des goûts avant-gardistes assez osés. Alain Crombecque était un homme d’écoute, pour ceux qu’il a côtoyés, comme Patrice Chéreau, ou qu’il a découverts. Il était également ouvert à l’exploration, capable d’accueillir avec générosité et enthousiasme les artistes venant de l’étranger. Les programmes japonais, indien, persan, sud-américain, qu’il a conçus en témoignent. La saison japonaise du Festival d’Automne, en 1978, a contribué à faire connaître en France le butō, ainsi que la musique contemporaine de ce pays. De même, il met en avant des artistes venant de New-York comme Merce Cunningham, les musiques extra-européennes, africaines, indiennes, iraniennes, ou les expérimentations contemporaines, avec Stockhausen ou Boulez. Ce n’est pas seulement un homme de théâtre. Il est, comme ses collaboratrices Joséphine Markovits ou Marie Collin à ses côtés au Festival d’Automne, une véritable tête chercheuse.
L’exposition témoigne de la rencontre d’artistes issus de nombreux domaines, qui vont de la scène aux arts plastiques et qui se muent souvent en authentiques amitiés…
Oui, nous présentons par exemple des tableaux que lui a offerts Tadeusz Kantor, qui illustrent ces amitiés : d’autant plus qu’en pleine période communiste, ce metteur en scène polonais était d’une grande défiance envers l’administration des théâtres. Leur relation est d’abord distante, prudente, et devient au fil du temps une amitié profonde. D’autres relations essentielles apparaissent au fil de l’exposition à travers les correspondances, brèves mais touchantes, d’Alain Crombecque, pour qui la fidélité est un maître-mot. Ces petits mots sur des papiers à en-tête du festival ou des cartes envoyées de l’étranger, tout cela raconte ses relations avec Peter Brook, Klaus-Michael Grüber ou Antoine Vitez… D’autres documents sont plus étranges, mais tout aussi frappants, comme cette réponse négative à une lettre de Jean-Claude Gallotta qui veut savoir s’il est possible de faire atterrir un hélicoptère dans la Cour d’honneur ! L’exposition s’ouvre avec son Solex, qu’il utilisait pour parcourir Avignon, de spectacle en spectacle, un double de lui-même, et c’est cette personnalité étonnante que l’on suit tout au long de son parcours.
L’un des aspects les plus marquants de l’exposition est sans doute son esprit d’ouverture…
Alain Crombecque mettait tout le monde sur un pied d’égalité, un artiste renommé comme un stagiaire. Cette « démocratie des amitiés », présente en permanence, relève sans doute d’un héritage de son propre militantisme. L’exposition présente aussi des poètes et écrivains qui lui étaient chers : René Char, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Edmond Jabès… tous présents dans sa bibliothèque et qu’il a invités à Avignon.
L’exposition met en avant sa collaboration avec des artistes plasticiens…
Elle procède là encore d’une « logique de l’amitié ». On connaît les affiches pour les festivals qu’il a commandées aux artistes et précieusement conservées, ainsi, parfois, que leurs dessins ou maquettes préparatoires. Ce sont de grands artistes comme Pierre Alechinsky, Antoni Tàpies, Miquel Barceló, Annette Messager, Christian Boltanski ou Valère Novarina, dont nous montrons le grand rideau de soie peint pour l’une de ses pièces montées au Tinel de la Chartreuse, La Chair de l’homme.
Pouvez-vous nous parler de la scénographie de l’exposition ?
Elle a été assurée par Xavier Gallais, acteur et metteur en scène. Très aérienne et simple, ce pourrait être la scénographie d’un spectacle intime, comme si l’on entrait successivement dans les différentes pièces d’une maison, celle d’Alain Crombecque.
Entretien réalisé par Marc Blanchet en février 2024