Entretien avec Angélica Liddell

Ingmar Bergman est au centre de DÄMON. Le réalisateur suédois est une référence récurrente dans votre œuvre, déjà présente dans Première Épître de saint Paul aux Corinthiens 

J’ai découvert Bergman, adolescente, à la télévision. Mon éducation esthétique et hypermorale s’est faite à travers le cinéma et la peinture. À l’âge de 20 ans, j’avais déjà vu L’Empire des sens de Nagisa Ōshima, Les Chiens de paille de Sam Peckinpah, Fellini Roma de Federico Fellini, La Grande Bouffe de Marco Ferreri, Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, tout Luis Buñuel et – bien entendu – Ingmar Bergman. Je ne me suis pas construite à travers des revendications politiques ni en me référant à des conceptions morales – ce qui serait « pudique » ou « convenable »… –, mais dans la confrontation avec des œuvres d’art très libres, puissantes, extraordinaires. Grâce à la télévision des années 1980, mon esprit créatif s’est développé sans le moindre frein. Je devais déjà être vieille à 20 ans car j’avais les mêmes préoccupations qu’Ingmar Bergman : la solitude, l’angoisse, les fantômes, la peur de la mort, la religion, le rapport à la mère sont des choses que je porte en moi depuis l’enfance. Grâce à Bergman, j’ai pu leur donner un nom. Je pense que j’étais proche de son esprit parce que je suis allée à l’école chez les sœurs : la souffrance du Christ et la folie ne m’étaient pas étrangères. La première fois que j’ai utilisé l’expression « pornographie de l’âme », c’est en voyant l’un de ses films. Par la suite, cette idée m’a accompagnée dans toutes mes créations : la pornographie de l’âme, c’est parler de ce dont personne ne parle dans les dîners. Pendant le cycle des Résurrections (Épître de saint Paul aux Corinthiens ; You are my destiny (Le viol de Lucrèce) ; Tandy et La Fiancée du fossoyeur), je prenais chaque jour mon petit déjeuner en regardant un film de Bergman. Sa mort, c’est encore par la télévision que je l’ai apprise, alors que je travaillais dans un petit village au Portugal, Montemor. Je me suis mise à pleurer. J’imagine que c’était de l’amour : un amour plus grand que l’amour, comme lorsque Jean-Sébastien Bach dit qu’il existe une joie plus grande que la joie. 

Bergman avait réglé par écrit chaque détail de ses funérailles. Ce script est-il repris dans DÄMON ?

Lorsque j’ai su qu’Ingmar Bergman avait écrit le scénario de ses funérailles, j’ai considéré qu’il s’agissait là de sa dernière œuvre – une œuvre qui demeurerait invisible à nos yeux – mais qui participait de la même force créative que ses mises en scène ou ses films. Ce scénario met en jeu le dernier démon, qui n’est pas celui de la mort mais celui de la vanité. Ses dernières volontés témoignent d’une force spirituelle, d’une absolue conscience de l’évanescence et de l’éphémère, d’une absence totale de sentimentalisme – de « tout ce magma sentimental », comme il disait. Les décisions prises pour ses funérailles nous parlent du reste de son œuvre. Ingmar Bergman imagine ce déroulé après avoir vu les funérailles du pape Jean-Paul II, depuis sa maison de Hammars sur l’île de Fårö : un spectacle d’une grande intelligence esthétique. Ingmar Bergman passe commande d’un cercueil identique à celui du pape, fabriqué dans un matériau plus pauvre. Dans le scénario de ses funérailles, il va jusqu’à décrire la façon dont sa dépouille doit être vêtue : un pantalon de velours marron, sa chemise à carreaux rouges et un gilet en tricot grenat. Il ne veut pas de discours. Ingmar Bergman décrit là l’insignifiant passage de l’homme dans le monde. Reproduire ses funérailles comme une pièce de théâtre, c’est inviter les spectateurs à se transformer en paroissiens, c’est transformer le théâtre en église, faire en sorte que le théâtre ait la force de la religion, que chacun d’entre nous prie pour le salut de son âme et pour notre salut collectif. C’est éprouver de la pitié dénuée de tout sentimentalisme face à la souveraineté de la mort. C’est une invitation à considérer notre insignifiance et, en même temps, à contempler la dernière œuvre de l’une des personnalités les plus influentes de l’histoire de l’art.  

Vous dites que DÄMON ne se construit pas comme un hommage à Ingmar Bergman mais comme la reconnaissance d’une présence fantomatique de l’artiste… 

DÄMON signifie démon en suédois. Ingmar Bergman disait qu’il allait se promener le matin pour chasser les démons, parce que les démons n’aiment pas l’air frais, et qu’ensuite il les mettait au travail en leur faisant tirer le char d’assaut. Le soir, il était forcé de les supporter. La seule façon de les dompter, c’est de les mettre au travail. Et même comme cela, il lui arrivait de succomber à la terreur. Ingmar Bergman avait dressé des listes de démons : pour pouvoir les identifier, les appeler par leurs noms, leur agripper le sexe et leur mettre un doigt dans le cul. Une chose qui me fascine chez lui, c’est la scatologie, l’obscénité. Ses mémoires et ses journaux sont essentiels. Pour créer cette pièce, j’ai décidé de ne pas revoir ses films. Je les ai en mémoire. Il ne s’agit pas d’un tableau vivant, il s’agit de se souvenir de ses films comme d’un rêve, d’un fantôme ou d’un démon qui apparaît et disparaît à l’intérieur de moi. Ingmar Bergman est en moi. À cette étape de ma vie, la peur de la mort est devenue intolérable. La nuit, je sens un couteau se planter dans mon ventre, avant que je ne m’endorme. Je sens que d’une certaine façon je prends congé de la vie, et que bientôt va commencer l’épuisant travail d’extinction. Je suis terrifiée par la vieillesse, la dégradation du corps et de l’esprit, je redoute par-dessus tout la démence, les adieux, le fait d’être à la merci d’inconnus, sans cœur et maltraitants. Les démons du cinéaste sont mes démons. L’amour ne signifie plus rien pour moi, excepté l’amour au-delà de l’amour, philosophique ou théologique. C’est pour cela que je veux faire DÄMON : parce que j’ai besoin de mettre mes démons au travail en leur faisant tirer le char d’assaut, parce que veux demander un fantôme en mariage, que je veux mourir en éprouvant de la pitié pour l’être humain et non de la haine. Comme la fille d’Indra, le personnage du Songe d’August Strindberg : « Comme je les plains, les gens, comme je les plains »… 

Vous travaillez pour ce spectacle avec des comédiennes et des comédiens issus du Dramaten, le théâtre royal de Suède. Pourquoi ? 

Parce qu’ils sont un symbole : un symbole de cette « cathédrale Bergman ». L’une des comédiennes – Elin Klinga – a elle-même assisté aux funérailles de Bergman quand elle était jeune… L’un des acteurs, Jonas Bergström, dont nous avons enregistré la voix off, a été témoin de l’épisode où Bergman a frappé un critique. L’une des costumières, Erika Hagberg, qui a souvent travaillé sur des spectacles de Bergman, fait également une apparition. Il n’y a rien qui ressemble plus à un fantôme qu’une robe : les comédiens portent tous des costumes portés dans des pièces de Bergman. J’ai moi-même choisi un manteau porté par l’une de ses actrices. C’est comme si nous étions sous l’influence d’un sort. Il y a aussi deux jeunes interprètes. L’un d’eux est vêtu d’un costume rouge qui, d’après ce qu’on m’a raconté, symbolisait le diable pour Bergman …Le spectacle prend des allures de grande cérémonie, d’un rituel de sorcellerie que l’on accomplirait pour invoquer le fantôme de Bergman.  

La jeunesse de ces deux interprètes – qui contraste avec l’idée des fantômes et de la cérémonie funéraire – revêt-elle un sens particulier ? 

Paradoxalement, regarder les jeunes gens me rappelle à ma propre mort. Dans dix ans, j’aurai 70 ans. Je n’ai pas la nostalgie de la jeunesse que j’ai vécue mais je regarde les jeunes gens et c’est comme un rêve. J’éprouve une terrible compassion à leur égard, en pensant à ce qu’ils vont devenir. Mon miroir aujourd’hui, ce sont les vieux, et l’image qu’ils me renvoient est terrifiante. Nous portons toutes et tous sur nos épaules des amis qui sont morts, pendus dans des hôpitaux psychiatriques, ou qui se sont jetés à la mer. La majorité nous a trahis. Personne n’a dépeint comme August Strindberg le triste destin des individus. C’est pour cela que je veux que ces jeunes gens jouent une scène du Songe, la pièce qu’Ingmar Bergman a le plus souvent mise en scène. Dans DÄMON, il y a une sorte de ritournelle qui agit comme un coup de marteau dans les textes. C’est la plainte constante de la fille d’Indra, qui descend sur terre pour voir comment sont les humains. Je me sens parfois un peu comme cette fille. Je suis au monde pour éprouver la misère des hommes et la raconter. J’ai une couche de peau en moins. Tout me blesse davantage et je peux donc voir les véritables intentions, le pire de l’être humain. Je me rappelle que quand nous avons joué Liebestod au Dramaten en septembre 2023, je parlais souvent au fantôme de Bergman, dans les couloirs du théâtre. 

Entretien réalisé par Moïra Dalant en mars 2024