Entretien avec Mohamed El Khatib

Quelles ont été les circonstances de la création du projet La vie secrète des vieux ?

Lors de la crise du Covid, la question des Ehpad a émergé dans l’espace public dans toute sa « cruauté ». Nous avons pu mesurer que beaucoup s’apparentaient à des mouroirs, les familles se voyaient refuser les rituels d’adieux suite aux décès de leurs proches. C’était toute une génération qui était en train de disparaître sous nos yeux, sans que l’on ne puisse rien faire. À la même période est paru le livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet. Il s’agit d’une enquête fracassante qui dresse un tableau clinique alarmant de l’état des Ehpad en France – et plus particulièrement des instituts privés. Il met en avant deux problématiques majeures : la question de l’infantilisation et de la maltraitance des vieilles et des vieux dans ces institutions. J’ai aussi pris conscience que l’attention que nous portons aux personnes âgées passe souvent par le prisme de la dépendance et de la perte d’autonomie. On ne s’intéresse pas ou peu à leur vitalité, aux désirs qui les animent et plus particulièrement à leurs désirs amoureux. C’est dans cette perspective que j’ai commencé à mener ces entretiens dans des Ehpad. Je profitais des tournées de mes spectacles pour laisser une petite annonce dans les feuilles de salle : « Si vous avez plus de 75 ans et des histoires d’amour, appelez-moi. »

En quoi consistaient ces entretiens ?

Plutôt que de les interroger sur la manière dont ils envisageaient leurs fins de vie, je souhaitais qu’ils me parlent de ce qui les rendait encore vivants. Cette question du désir m’a permis de comprendre que je soulevais un tabou, un impensé de notre société. La sexualité des vieux s’apparente à un angle mort que ni l’institution, ni les familles ne veulent prendre en charge. On observe même un véritable renversement de l’autorité lorsque les enfants s’immiscent dans la vie privée de leurs parents pour les empêcher de vivre leurs histoires d’amour. C’est une sorte de Roméo et Juliette à l’envers. Ce qui va créer ici l’interdit, ce sont parfois des questions d’héritage, de jalousie, de structures familiales qui s’ébranlent parce que les enfants ne comprennent pas que leurs parents désirent « refaire leur vie » sur le tard. J’ai commencé à réaliser un documentaire – La vie secrète des vieux – qui sortira en 2025.

Dans le cadre de ces témoignages, avez-vous dû suivre un protocole particulier pour les aider à passer outre une certaine pudeur ?

Non, il s’agissait plutôt de discussions à bâtons rompus. Je leur proposais que nous fassions ensemble un bilan de leur vie amoureuse et je leur demandais comment cela se passait pour eux, à l’heure actuelle. Cette question me permettait de comprendre leur trajectoire personnelle, éducative, religieuse, leur classe sociale… Je retrouvais chez toutes et tous une grande liberté de ton et un besoin de parler de façon authentique, sans fard. L’inquiétude qui transparaissait le plus, c’était ce que leurs enfants penseraient de leurs histoires. À travers leurs témoignages, un paysage amoureux a commencé à apparaître, mais aussi le portrait d’une génération qui se dévoile dans ce qu’elle a de plus intime. La plupart des vieilles et des vieux que j’ai interrogés ne craignaient pas de se divulguer, de raconter ce qu’il pouvait y avoir de cru ou de secret dans leurs vies. La confiance qu’ils m’ont portée m’a honoré, même si cette question de l’impudeur m’a plusieurs fois poussé à me demander ce que je pouvais ou voulais entendre depuis la place du témoin qui m’était offerte. C’est suite à ces rencontres que certains et certaines ont accepté de monter sur scène pour que l’on compose ensemble ce panorama autour de la vie amoureuse après 75 ans.

Comment avez-vous travaillé ensemble autour de cette performance ?

En m’attelant à la création du spectacle, je voulais que leurs paroles soient au centre et qu’ils portent leurs histoires eux-mêmes, sans filtre, avec toute la fragilité que cela implique. Il y a, dans ce geste, le désir de ne pas produire un discours attendu autour de la vieillesse, mais de laisser de l’espace à ces témoignages qui émergent de différents contextes culturels. Leur présence sur scène est la vie même du spectacle. À travers eux, la pièce a ses propres besoins et ses propres règles. Nous savons que cela peut s’arrêter du jour au lendemain et nous travaillons avec l’inexorabilité de leur dégradation physique. Aussi, tout est mis en place pour que leur espace de jeu soit un lieu où ils se sentent à l’aise. La forme est très libre. Ils circulent au gré de leurs envies. Une aide-soignante – figure archétypale du soin – est également présente pour faciliter les circulations. Je serai peut-être présent avec eux sur scène lors des premières représentations pour les mettre à l’aise le temps qu’ils s’approprient totalement le spectacle.

Le texte est-il le fruit d’une écriture collective ?

Nous avons passé beaucoup de temps à échanger, à imaginer comment raconter ces expérience intimes en toute confiance. Lors d’une résidence à Bruxelles, une accompagnatrice sexuelle nous a rejoints pour mener un débat avec l’équipe. Ces temps de partage m’ont permis de capter leurs réactions sur le vif. D’une certaine façon, la pièce s’est écrite à notre insu, dans la reconstitution du temps passé ensemble, dans leurs moments de complicité ou d’indignation. La dramaturgie du spectacle oscille entre un travail de nature documentaire à travers l’incarnation de témoignages à la première personne et des parties plus improvisées qui s’intègrent dans un canevas que nous avons construit ensemble.

La question de l’utilité du théâtre est centrale dans la pièce et joue de multiples mises en abîme, pouvez-vous nous en dire plus ?

À de nombreuses reprises, lors de nos discussions, ils se sont plaints de la qualité plutôt médiocre des spectacles présentés en Ehpad. Il s’agit souvent d’animations un peu désuètes, sans souci d’une quelconque vitalité artistique. L’aspect médical prime sur le soin de l’âme. Les instituts où certains résident prennent peu en considération leurs désirs affectifs ou culturels. On retrouve cette idée d’infantilisation mais aussi de citoyenneté de seconde zone. Ce qu’ils souhaitent voir, ce sont des histoires d’amour intense dépourvues de la mièvrerie ambiante, des pièces avec du sens et du contenu. Je leur ai donc demandé à quoi ressemblerait pour eux le « spectacle idéal », et partant de là, nous nous sommes amusés à définir ce qu’est le théâtre, ce qu’il peut être et ce à quoi il sert. Cette rêverie irrigue la pièce, parfois de manière facétieuse. Des scènes du répertoire classique – quand Jacqueline s’en souvient ! – font parfois irruption dans le spectacle. Ce sont des textes qu’ils ont appris par cœur lorsqu’ils étaient jeunes et dont ils se souviennent encore. Ici, ce n’est pas tant l’interprétation qui importe que la puissance de leurs souvenirs. Une force émotionnelle et littéraire que certains et certaines gardent toujours en eux, des années plus tard. La tragédie est présente dans la littérature dramatique autant que dans les Ehpad, où il m’est arrivé de faire face à des histoires d’amour déchirantes et parfois tragiques comme celle d’Anne et Jean-Claude, qui a mal tourné. Parfois la vie s’apparente à une pièce de Musset ou de Shakespeare.

Entretien réalisé par Marion Guilloux en février 2024