Terminal (L’État du Monde) est la deuxième partie de votre diptyque autour de la crise climatique, dont la première partie s'appelait L’État du monde (Un dur réveil) : des titres de plus en plus pessimistes ?
Miguel Fragata : Depuis la création de notre compagnie Formiga Atómica il y a dix ans, notre travail entretient un lien très fort avec le présent, avec la réalité de nos sociétés. Quand nous avons décidé de créer ce diptyque en 2021, nous avons eu l’idée de créer deux spectacles pour deux publics différents. Le premier, L’État du monde (Un dur réveil), est à destination du jeune public. À travers plusieurs récits d’enfants, il montre les relations entre des petits gestes du quotidien et leurs conséquences sur le climat. Au Festival d’Avignon, nous présentons la deuxième partie de ce diptyque, Terminal (L’État du Monde). Dans cette création, qui s’adresse cette fois-ci aux adultes, nous avons travaillé autour de la crise climatique avec une approche plus philosophique. Pour nous, c’est certainement le sujet le plus urgent du moment. Nous oscillons entre le pessimisme et le besoin d’une réaction.
Quel sens donnez-vous au mot « Terminal » ?
Inês Barahona : Ce terme repose sur une double signification. S’il désigne, au premier abord, la fin de quelque chose, il illustre également l’idée d’une interface, d’une connexion à autre chose, à une autre dimension, à un autre langage. Si nous voulons nous concentrer sur cette idée de mort d’une certaine vision de l’humanité, nous voulons également nous tourner vers l’avenir pour entrevoir ce que pourrait être cette nouvelle réalité. Une réalité qui émergerait face à la menace d’extinction de l’humanité. Dans cette nouvelle pièce, il est question d’espoir. La crise climatique est également une crise de l’imagination. Si nous imaginions ensemble un futur qui n’existe pas encore, à quoi ressemblerait-il ? Notre objectif ici n’est pas d’apporter des solutions à cette crise, mais plutôt d’imaginer quelque chose que nous pourrions mettre en marche ensemble, quelque chose qui n’existe pas encore.
En 2023, un travail de recherche a précédé l’écriture de Terminal (L’État du Monde).
Inês Barahona : Oui, et nous avons mené cette recherche sur le territoire portugais, mais également français, à Lyon et à Avignon, afin de rassembler le matériel nécessaire à la création de ce spectacle. Cette démarche est le reflet du modus operandi de notre compagnie, un trait distinctif qui nous accompagne depuis nos débuts. Formiga Atómica développe son activité créatrice en relation directe et préalable avec le public auquel ses spectacles sont destinés. Les spectacles naissent d’une question primordiale, qui s’impose dans l’esprit et la vie de la compagnie. À partir de cette préoccupation initiale, une stratégie de recherche est mise en place, afin de contaminer le public avec cette question. Nous nous efforçons de dépouiller le sujet de tout préjugé afin que l’écoute soit pleine et riche.
Miguel Fragata : Dans chaque lieu que nous avons occupé, cette année, notre recherche a pris plusieurs formes. Nous avons d’abord créé des interviews filmées intitulées Retour au futur. Dans ces vidéos, les personnes interrogées reviennent dans un lieu en cours de transformation ou déjà transformé. Elles y racontent leur vie d’avant et décrivent ce lieu d’autrefois. À travers leurs souvenirs, nous plongeons dans une visite guidée de cet endroit, mais également dans une visite émotionnelle. Nous dressons un portrait très clair de ces évolutions dans le temps liées à des changements politiques, sociaux, économiques, etc.
Nous avons également créé une collection de vidéos nommées Improbables dos à dos. Deux personnes, que tout oppose, sont assises dos à dos. Elles se questionnent sur des sujets universels ou liés à la crise climatique. Parmi les questions, il y a notamment : Comment imagines-tu le monde dans cinquante ans ? Si tu avais la chance de changer quelque chose avec un impact global, quelle décision prendrais-tu ? Quelle est ta plus grande peur ? En quoi crois-tu ? Ou bien, en quoi est-ce que tu ne crois pas du tout ? Ces questions très larges nous ont permis de récolter des points de vue très différents sur la crise climatique. Puis, nous tenons à diffuser ces vidéos avec les participants soit à travers des projections soit en partageant les liens des productions afin de partager ces vidéos avec le public. Au Festival d’Avignon, certains des films seront programmés dans le cadre du Café des idées au cloître Saint-Louis et des Territoires cinématographiques au cinéma Utopia. Nous avons aussi développé sur certains territoires des programmes radio autour du développement durable. L’occasion de donner la parole à des experts et des responsables politiques sur le sujet. Nous avons mis en place une bibliothèque verte itinérante composée de livres liés à l’écologie, à la crise climatique et au développement durable. L’occasion d’organiser des rencontres avec des auteurs. Dans les théâtres où nous sommes passés, nous avons demandé aux spectateurs et spectatrices de remplir un questionnaire sur leurs habitudes de consommation. À chaque fois, nous avons essayé d’obtenir une certaine quantité de réponses pour mener une étude sociologique. Enfin, nous avons créé des petites formes théâtrales intitulées Théâtre hors format. Elles se jouaient de façon inopinée dans des cafés, des magasins, des jardins, et permettaient de lancer une discussion avec le public sur la crise que nous traversons. Toutes ces formes ont alimenté notre réflexion, étaient à moduler en fonction des lieux. Elles nous ont donné beaucoup de matériel pour imaginer ce spectacle, son ambiance au plateau. Toute cette matière nous a inspirés directement et indirectement.
Ce travail de terrain est inhérent à toutes vos pièces. Est-ce votre marque de fabrique ?
Inês Barahona : Nous avons effectivement découvert cette manière de faire lors de notre premier projet et elle nous plaît énormément. Cette méthode nous amène à écouter, sur un sujet donné, de grands spécialistes, et monsieur et madame Tout-le-Monde. Dans nos créations, nous voulons vraiment servir une idée. Pour qu’elle se concrétise au plateau, il faut aller la chercher dans le réel, de façon concrète, dans la bouche des gens, dans leurs pensées, dans leur vie. Il faut croiser leurs propos. L’idée de confronter toutes ces idées au fil de ces différentes rencontres est quelque chose qui nous touche énormément.
Sur scène, quelle forme donnez-vous à ce terminal ?
Miguel Fragata : Terminal s’inscrit dans un grand récit symbolique, fictif. Le lieu Terminal est lui aussi symbolique. Nous ne jouons pas à partir de lieux concrets géographiquement. Sur scène, nous retrouvons six personnages, deux musiciens et quatre comédiens et comédiennes, dans un espace vide, plein de désolation. Nous nous sommes notamment inspirés de l’univers de Samuel Beckett pour créer cette atmosphère. Le temps semble suspendu. Au milieu du plateau, une très grande racine sort du sol et occupe l’espace. Celle-ci a englouti mille choses, comme des instruments de musique, et de vraies chaises du Théâtre national de São João à Porto.
Inês Barahona : Le récit de Terminal (L’État du Monde) est un peu le miroir de notre situation, un miroir à la fois réaliste et dystopique de la réalité. Ce terminal est un point d’arrivée, mais également un point de départ. Les personnages essaient de trouver des moyens d’en sortir, même si certains d’entre eux s’y opposent. Des incursions vers différentes directions leur donnent des possibilités de futurs contrastés. Nous ne voyons pas concrètement ces voyages, mais nous entendons leurs récits.
La musique tient une place très importante dans votre spectacle...
Miguel Fragata : Elle rythme l’histoire et souligne les moments forts. Deux musiciens jouent plusieurs instruments en live : des guitares acoustiques et électriques, des percussions venues de différents pays, du piano. Tout ceci donne des tonalités bigarrées. Aux côtés de musiciens, nous travaillons avec une chanteuse. À la manière d’une narratrice, elle guide le public dans cette fiction. Son discours s’inspire des songlines d’Australie. Depuis des millénaires, la mémoire des Aborigènes se propage à travers les paroles des anciens, les songlines. Transmises de génération en génération, elles guident les pas de ces populations à travers le territoire, elles indiquent le chemin à prendre. À l’image de ces paroles ancestrales, les chansons que nous avons inventées racontent le chemin de chaque personnage.
Parleriez-vous de « pièce engagée » pour décrire votre travail ?
Miguel Fragata : Nous savons très bien que nous n’allons jamais changer le monde avec l’art. Mais nous sommes convaincus de la force transformatrice du théâtre. Sachant qu’un spectacle ne va pas sauver le monde de la crise climatique, comment imaginer une forme qui puisse donner des clés pour penser cette crise et mieux la comprendre, pour prendre conscience qu’il faut agir ? C’est autour de ces questions que nous avons imaginé cette pièce, persuadés de la force de la parole.
Entretien réalisé par Vanessa Asse en février 2024