Édito

Le Festival d'Avignon est aux origines du mouvement de la décentralisation et du théâtre public et à ce titre l'initiateur de la politique culturelle. Et cette origine loin d'être close ne finit pas de nous appeler à de nouveaux combats, car nous sommes fidèles à des idées plus qu'à une tradition. Ces idées sont incompatibles avec le repli identitaire, avec la peur de l'autre, avec l'immobilité dogmatique, avec l'intolérance banalisée. Chaque été, dans cette ville qui tient de la Grenade arabo-andalouse, c'est le croisement des cultures et l'exigence spirituelle qui fondent à nouveau ce geste initial de démocratisation culturelle auquel nous devons ce que nous sommes.

Voilà ce qui, dans une ville faite de remparts et d'ouverture, redevient possible : un autre rapport au monde dans lequel le politique n'est pas séparé de la pensée et de l'espoir, dans lequel culture et politique sont synonymes. Notre avenir passe par la culture, il n'en est pas d'autre. Un Festival politique et poétique, cela signifie que seule la politique culturelle est véritablement politique. Elle incarne les fondamentaux de notre organisation commune et en invente le dépassement ; le reste n'est le plus souvent aujourd'hui qu'une gestion économique désespérée.

C'est pourquoi avant de parler des artistes, nous devons poser la question du public, toujours et encore. Quel public et comment, et surtout quel public pour demain ? En cela la tarification et la disponibilité des places sont décisives. Nous baissons certains tarifs, accompagnons la fidélité comme la découverte, simplifions l'accès à la billetterie. Nous répondons à la curiosité par le possible. Au-delà de l'accès aux spectacles, le public doit s'approprier ce grand atelier de la pensée sous le ciel qu'est le Festival, et s'y reconnaître.

Il faut imaginer comme un acte social d'envergure ce rapport au public. Comment allons-nous désormais l'agrandir, pas tant en nombre qu'en différence : âge, culture, origine sociale et donc géographique ? Comment faire du Festival d'Avignon le moteur de l'éducation populaire, au sens à la fois d'un partage de la culture mondiale et d'une prise en compte des cultures particulières ? Il s'agit bien alors d'un dialogue possible à nouveau, entre tous, inclus comme exclus. Cela signifie également développer un travail sur cette nouvelle décentralisation culturelle à inventer. Non plus de la capitale vers les régions mais bien du centre vers la périphérie. C'est à partir de la FabricA que le Festival, désormais présent toute l'année et en dehors des remparts, a commencé depuis septembre 2013 cette expérience d'une institution ouverte onze mois sur douze à la sensibilisation, au partage de la réflexion et du travail en cours. Si nous voulons accomplir cette décentralisation des trois kilomètres qui nous mène de la place de l'Horloge à la rocade, nous devons considérer que ce ne sont pas les quartiers qui ont besoin de nous, mais nous qui avons besoin des quartiers, ce n'est pas le réel qui a besoin de la poésie, c'est la poésie qui a besoin du réel.

Qu'elle soit mur ou rempart, sociale ou imaginaire, la frontière questionne très fortement les artistes des cinq continents invités. Définir une frontière, la vivre, la percer, la combattre ; c'est ce que nous racontent un Israélien, une Sud-Africaine, un Néo-Zélandais, une Roumaine, des Égyptiens ou encore des Brésiliens. Il s'agira donc également de dépasser des limites imposées, de rendre à la circulation des êtres et des idées une liberté moins évidente aujourd'hui que celle des produits. Nous voulons que ces émotions du comprendre, de l'émancipation, du beau, véritables passe-frontières, soient véhiculées par le théâtre, la danse, la musique, que le Festival soit indisciplinaire, pour tous de 7 à 107 ans.

Ce sont les artistes qui réinventent le Festival, et nous avons souhaité, au-delà d'une très forte proportion de créations, que cette édition soit faite par des équipes émergentes ou reconnues mais qui viennent pour la première fois, pensent le Festival avec un regard neuf, inventent un nouveau public. Vingt-cinq des chorégraphes, metteurs en scène ou chefs de troupe de la programmation ne sont jamais venus à Avignon, près de la moitié ont moins de 35 ans. Ainsi pour les poètes, qu'on ne saurait considérer simplement comme fournisseurs de textes ; de Grèce, de France, des mondes persans ou arabes, ils sont le récit, l'oralité, le corps et le son des mots. C'est par eux que le dialogue Nord-Sud se réinvente. Peut-être le Festival aidera-t-il à placer les poètes au coeur de la cité, ou mieux encore dans sa périphérie, la où s'invente une énergie dont le centre a un besoin vital.

Nous ne devons pas penser le monde comme un dedans et un dehors, un in et un off, une inclusion et une exclusion, mais comme un voyage incessant de l'ailleurs vers l'ici et de l'ici vers l'ailleurs. Et peut-être est-ce cela qui apparaîtra quand dans la Cour d'honneur, sous le ciel étoilé, un poète allemand romantique sera entendu, incarné par des acteurs français et belges dans l'imagination d'un metteur en scène italien qui crée un monde où l'imaginaire est action et où l'action est véritablement la soeur du rêve.

Dans cette ville minérale, chaque année, le sens fleurit, contredisant tous les désenchantements politiques et toutes les déplorations. Nous en reviendrons toujours à ces quelques mots de Vilar définissant d'un trait notre Festival : « le ciel, la nuit, le texte, le peuple, la fête ». Mais un ciel qui ne soit pas autoritaire, une nuit qui ne soit pas celle du désespoir, un texte qui, classique ou inédit, soit nécessairement notre contemporain, un peuple qui soit fier de ses différences et une fête qui soit celle de l'esprit.

Les valeurs du Festival d'Avignon sont celles de l'universalisme. Le destin de la France est l'universalisme et ce destin s'exprime par la culture. Notre pays a imaginé une culture qui ne soit ni locale, ni nationale, ni communautaire, une culture faite de tous et qui se partage par tous, une culture qui croit que les cultures s'originent dans les mêmes interrogations essentielles. Toute idée de la culture sectaire, partisane, nationaliste, protectionniste est une contradiction dans les termes et une contradiction avec l'histoire de la France. L'identité de notre culture tient justement dans le fait qu'elle s'est débarrassée de l'oripeau national et qu'elle s'adresse et écoute tous les hommes et les femmes librement, également et fraternellement. La fierté de la France comme de l'Europe doit être l'absence de peur et donc de frontières, la revendication d'une culture commune cosmopolite qui soit l'accomplissement même de notre histoire politique issue des Lumières. Cette France européenne et internationaliste qui pense que la parole de l'étranger lui donne sens, qui a soif de ce qui la dépasse, qui étend son horizon au-delà de ses inquiétudes territoriales, qui trouve sa force dans la tolérance, l'ouverture et la pluralité, est celle qui chaque année, à Avignon, est une réalité vivante.

Olivier Py

© photo Christophe Raynaud de Lage

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