Éditorial

En 1966, alors qu'il repensait complètement le Festival d'Avignon qu'il avait créé vingt ans plus tôt, Jean Vilar écrivait : «Un lieu de travail et de répétitions, c'est ce qui nous manque le plus actuellement.» La nécessité de ce lieu résulte directement de l'idée fondatrice du Festival d'Avignon : être tout à la fois l'endroit de la création artistique et celui de son accès au plus grand nombre. Quarante-sept ans plus tard, le Festival s'ouvrira avec l'inauguration de la FabricA, un lieu de répétitions et de résidence à Avignon, situé au croisement des quartiers Monclar et Champfleury. Ce lieu pourra dans l'avenir, tout au long de l'année, accueillir des équipes invitées par le Festival. Elles y répéteront leurs créations et pourront être engagées dans des actions de sensibilisation à l'art destinées aux habitants d'Avignon, et en particulier aux proches voisins de la FabricA. Nous avons initié ce projet il y a huit ans. Il a été dessiné par l'architecte Maria Godlewska, financé à parts égales par le Ministère de la Culture et de la Communication, la Ville d'Avignon, la Région Provence-Alpes-Côte d'Azur et le Département de Vaucluse, et réalisé en une année par une vingtaine d'entreprises sous la maîtrise d'ouvrage du Festival.

Si nous avons pu faire en sorte, ces dix dernières années, que nos rêves deviennent paroles et que nos paroles deviennent des actes, c'est parce que nous nous sommes inscrits dans une histoire forte et pleine d'« utopie nécessaire » pour reprendre une expression vilarienne, que nous nous sommes installés à Avignon pour travailler avec et depuis ce territoire, et que nous étions plusieurs.

Pour notre dixième édition, c'est en compagnie de deux artistes associés, Dieudonné Niangouna et Stanislas Nordey, à travers leur regard et nos conversations, que nous avons construit un programme résolument tourné vers l'avenir et la jeunesse. Nous avons invité des paroles artistiques issues des péri­phéries de nos villes ou de notre continent qui, en dialogue avec une certaine mélancolie européenne, représentent avec force le monde d'aujourd'hui et permettent de l'habiter.

Par ses positions engagées et ses prises de risque aussi bien artistiques que politiques, Stanislas Nordey a marqué le théâtre français. À la fois découvreur de textes, metteur en scène, comédien et pédagogue, il place toujours l'acteur au coeur de sa démarche. Lui aussi comédien, metteur en scène et chef de troupe, Dieudonné Niangouna, de Brazzaville, est également auteur. Il propose un théâtre de l'urgence, nourri de la réalité actuelle du Congo après des années de conflits intérieurs. Éruptive et charnelle, son écriture théâtrale repose sur un verbe vif, acéré et réinventé, une langue vivante pour les vivants.

Les « quartiers » périphériques, l'Afrique, la jeunesse... En préparant cette édition, nous avons été marqués par ces territoires d'altérité, nourris d'une énergie « autre » : celle que donne la capacité d'adaptation, qu'offrent le déplacement et la conscience de l'étendue du monde, de ses possi­bilités et de son avenir, celle de ceux qui créent et avancent malgré les crises et les conflits. Des territoires souvent ignorés car ils obligent à se poser des questions auxquelles il faudrait répondre clairement : pourquoi laissons-nous partout la férocité de la prévarication et des abus de pouvoir ainsi s'exprimer ? Comment se fait-il que nous soyons parfois si amnésiques face à l'Histoire ? Quel reflet de nous-mêmes souhaitons-nous ignorer en niant l'existence de l'autre ?

Or, il est parfois heureux de se voir d'ailleurs, de réin­venter des chemins praticables, d'ouvrir les fenêtres et de cesser d'avoir peur. Encore faut-il pouvoir dire sa colère, rire de sa peur, vomir l'injustice. Encore faut-il rêver d'utopies et les réaliser. Encore faut-il affirmer que les choses sont encore, toujours, sans doute possibles et en finir avec ce constat d'impuissance qui nous laisse croire qu'il n'y a dans aucun domaine – économique, politique ou personnel – d'alternative.

L'art, qu'on le pratique ou le regarde, nous redonne cette place de sujet, qui nous autorise à penser un destin pour et par nous-mêmes.

Nous voulons partager une parole incarnée et responsable, qui engage celui qui la prononce comme celui qui l'écoute. Une parole comme un flot de mots qui exprime la colère nous envahissant parfois quand on regarde le monde au fond des yeux, et qui refuse l'amertume de n'être consolé que par l'existence d'une misère plus grande chez son voisin.

Une parole poétique, mélancolique ou rageuse, qui lave du sentiment de malaise de plus en plus perceptible, qui rassure parce que l'on a reconnu quelque chose d'indicible en l'autre, qui permet de se sentir à nouveau et toujours vivant, capable d'aimer, de gueuler et d'inventer la vie.

Ces dernières années, le Festival a grandi aux côtés des nombreux artistes qui nous ont accompagnés et qui ont contribué à lui donner son visage actuel. Sa réussite provient de leur courage à venir y créer et de la participation forte et active des spectateurs, partageant le risque de leur création.

Nous vous remercions de votre confiance et de votre curiosité et serons heureux, avec toute l'équipe du Festival d'Avignon, de vivre avec vous cette 67e édition.

Hortense Archambault et Vincent Baudriller, directeurs
Avignon, le 7 avril 2013

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